Cet article est issu du mémoire de :
LENSEN, Cécile, Une étude du double lectorat et de l’intertextualité transartistique dans l’album de jeunesse contemporain, Mémoire d’histoire de l’art, Université de Liège, 2012, [en ligne], disponible sur http://www.oldwishes.net/tales/intertextualite-et-double-lectorat/
« Lorsqu’il s’agit des images d’un livre et de leurs affinités avec le texte, le format est un des premiers points à déterminer[1] ».
———-Il y a une grande variété de formats dans la production actuelle. Certains auteurs et illustrateurs choisissent volontairement leur format selon leur projet de fiction à la manière d’un peintre qui choisit sa toile. Cependant, il est certain qu’une partie de la production d’albums ne tient pas compte des relations sémantiques entre format et fiction. Le format peut être imposé par l’éditeur pour des raisons pratiques ou parce que ce format est l’image commerciale d’une collection.
———-Dans son introduction à la littérature de jeunesse[2], Isabelle Nières-Chevrel avance l’idée que le format entre en relation sémantique avec la fiction développée au sein de l’album. Elle fait notamment le parallèle[3] entre la série de petits livres de Béatrix Potter, Pierre Lapin, et les grands formats de Jean de Brunhoff, Babar. En observant plus précisément certains albums, on peut conclure, en effet, que certains formats sont plus propices que d’autres à certaines fictions.
———-Si la mise en page conditionne l’album, elle n’est plus forcément unique au sein de celui-ci. À une époque on conservait la même mise en page tout au long d’un livre, or actuellement, on peut trouver plusieurs types de mises en page au sein d’un même ouvrage[4]. Ces mises en page ne sont pas propres au format, même si certaines seront peut-être privilégiées dans certains cas, comme la dissociation au sein du format « à la française » ou la conjonction dans le format carré.
Le format rectangulaire
———-Le format rectangulaire dit « à la française » est le plus courant dans le domaine de l’album, il est très varié et reste le plus polyvalent. Le format habituel est plus ou moins proche du format A4 (21 x 29,7 cm), il peut être utilisé pour toutes sortes de fiction. En outre, l’utilisation de la double page permet d’obtenir un format carré ou oblong. On constate que selon les proportions entre la hauteur et la largeur adoptées par les créateurs et les éditeurs, l’album va mettre plus en avant le texte à la manière d’un livre illustré ou au contraire, mettre l’image à l’honneur.
———[singlepic id=357 w=320 h=240 float=right]–Dans L’heure bleue[5] (21,5 x 29 cm), le format est clairement plus haut que large. Les auteurs ont réussi à utiliser au mieux toutes les possibilités offertes par ce format. Il s’agit d’un récit de voyage contemplatif et littéraire. D’une part, les auteurs utilisent le format oblong de la double page afin de mettre en scène les paysages panoramiques qui défilent devant le train, les images sont à fond perdu et sans texte. Ainsi, le lecteur se trouve plongé dans la vision contemplative de paysages d’un autre temps évoqués par les gravures du XVIIIème siècle. D’autre part, la partie plus particulièrement littéraire ressemble à un livre illustré.
———[singlepic id=358 w=320 h=240 float=left]–Dans L’Herbier des fées[6] (28,5 x 31,5 cm), le format est à la limite du format carré. Plusieurs types de mise en page se côtoient également. La majorité du temps, l’image est sur la belle page, mise en valeur dans une composition centrée à fond perdu, l’illustrateur utilise des gros plans pour présenter la faune féerique, jouant avec les gros plans afin de renforcer l’impression de microcosme. Il utilise également la double page pour des plans panoramiques sans texte afin d’accentuer les moments contemplatifs de l’histoire.
[singlepic id=359 w=320 h=240 float=right] ———-Ce qui est particulier à ce format est cette alternance de mises en page que l’on constate dans une majorité d’ouvrages récents. Celle-ci est permise par la grande polyvalence du format rectangulaire. Ce format rectangulaire est propice à toutes sortes de fictions, lui qui était dévoué à l’origine à la littérature écrite a parfaitement réussi sa « reconversion » en album.Dans Une ferme d’autrefois[7], Philippe Dumas réinvente ce format en le plaçant dans une « rectangularité horizontale », la reliure sur le dessus. Cela donne un livre à double panorama où l’on voit l’évolution de la ferme au fil des saisons.
Le format oblong
« Pour un de mes albums, je voulais avant tout donner une impression de déplacement dans l’espace, de fuite en avant. Pour ce faire, j’ai choisi des proportions moyennes pour le livre lui-même, mais à l’intérieur l’image occupe […] la largeur entière de la double page […].[…]avec pour effet accessoire celui d’inciter le regard du lecteur à parcourir lui aussi une plus grande distance dans le livre[8] ».
[singlepic id=360 w=320 h=240 float=left] ———-Le format oblong est souvent choisi pour développer des histoires où le mouvement est mis à l’honneur tel qu’on peut le voir dans Boreal Express[9] de Chris Van Allsburg. Ce format permet le déploiement des panoramas enneigés de ce long trajet vers le royaume de Noël.
[singlepic id=344 w=320 h=240 float=right] ———-Le format oblong permet la suggestion d’une évolution temporelle rapide comme c’est le cas dans Victor Hugo s’est égaré[10] de Philippe Dumas, où le personnage décrit une histoire avec une certaine exaltation. Dans Boreal Express, les mouvements rapides du traineau du père Noël sont élégamment mis en valeur par le cadrage en plongée qui ne donne à voir que quelques morceaux de l’engin qui traverse la double page. Dans le livre Toi ! L’artiste ![11] de Kathrin Schärer, le format oblong permet de suggérer à nouveau l’avancée rapide d’un train dans une ville, donnant un effet presque cinématographique à ce défilement de fenêtres.
[singlepic id=342 w=320 h=240 float=left] ———-Le format oblong permet également une vision théâtrale, simulant le cadrage et la scène. Les personnages peuvent y entrer ou en sortir à leur guise comme c’est le cas de Parci et Parla[12] de Claude Ponti. La délimitation fonctionnelle peut elle-même devenir la limite d’un espace figuré.
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Dans Ernest et Célestine au musée[13] de Gabrielle Vincent, on retrouve l’emploi de la page comme scène ainsi que l’utilisation de la délimitation fonctionnelle. La souricette cherche Ernest a travers le musée dont chacune des pièces est présentée dans un cadre. Elle évolue au sein de ce lieu gigantesque, les espaces blancs de la page forment parfois même les murs qui séparent les deux héros. L’auteur utilise de larges vignettes pour découper l’action lors de la course poursuite : on se retrouve face à une forme de story-board.
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À la fin de sa vie, Gabrielle Vincent va déployer toutes les possibilités de ce principe du story-board dans un autre album, Un jour un chien[14]. Un album sans texte avec un dessin réduit à sa plus simple expression, celui d’un trait vif. L’action est découpée en mouvements dans un récit poignant qui se passe parfaitement de commentaire.
———-Dans leur collection des Histoires sans parole, – qui compte dix-huit ouvrages à l’heure actuelle – les éditions Autrement, vont entériner le concept d’album story-board. Les scènes se déploient d’une page à l’autre sous forme de crayonnés dynamiques et colorés comme c’est le cas dans La course au renard[15] de Géraldine Alibeu.
———-En résumé, l’album de format oblong est particulièrement efficace lorsqu’il s’agit d’histoire de voyages ou de découvertes. La double page permet de donner vie à un large espace intérieur ou extérieur. Ce format incite également le regard du lecteur à parcourir une plus grande distance dans le livre. En outre, les grands formats impliquent une lecture partagée, l’enfant n’est tout simplement pas à même de tenir le livre seul. Le lecteur adulte tient le livre ouvert, il en tourne les pages tandis que l’enfant-lecteur regarde : il « lit » les images ou « lit par l’oreille » selon les termes de Mathieu Letourneux. Et fait non négligeable, cette posture à deux lecteurs favorise les situations d’échanges entre enfant et adulte.
Le format carré
[singlepic id=347 w=320 h=240 float=right] ———-Ce sont habituellement des plasticiens, des photographes et des designers qui utilisent le format carré. Ce qui donne à penser que ce format est privilégié par des personnes qui se préoccupent plus particulièrement du visuel et du formel. Grâce à ses proportions géométriques parfaites, il est en effet propice à de nombreuses expérimentations. Ce format permet également une prise en main aisée par un lecteur-enfant, il facilite les manipulations sollicitées par les mises en page complexes, par exemple le fait de pivoter l’ouvrage pour le lire.
———-Au sein de l’album, l’utilisation du format carré permet de nombreuses compositions fortement inspirées des cadrages photographiques, on peut notamment citer l’utilisation du parallélisme, des constructions en diagonale et des éléments coupés par le cadre.
———-Le format carré permet une utilisation simple de la règle des tiers. Cette règle va renforcer l’harmonie des compositions, et par extension, ce format va permettre la mise en valeur de compositions centrées, symétriques et/ou géométriques
———-Dans un album, le format carré est propice à une vision globale de la page puisqu’il ne définit pas un sens de lecture préférentiel. Il peut aisément devenir un format oblong grâce à l’utilisation de la double page. Cette grande variété de compositions qui est offerte aux artistes permet de mettre en évidence des portraits, des compositions centrées ou géométriques mais n’exclut pas pour autant une vision panoramique de l’histoire.
———-Au sein des collections, les albums de format carré sont donc souvent ceux qui font la part belle à l’image, ils sont très graphiques, très proches des expérimentations de l’art contemporain et de la publicité. Les éditions du Rouergue qui se sont servi de ce format comme marque de fabrique en sont le plus bel exemple.Dans Morse où es-tu ? de Stephen Savage[16], les compositions sont géométriques et épurées, les personnages sont représentés par des formes géométriques et des aplats de couleurs. L’album est, en outre, sans texte, ce qui renforce la volonté d’un langage narratif propre à l’image.
Le format en découpe
———-[singlepic id=348 w=320 h=240 float=left]Ils sont tellement particuliers et spécifiques que nous n’en dirons que quelques mots. Ils sont bien plus liés à leur fiction que tous les autres formats et pour cause, ils ont généralement une forme qui est en lien direct avec l’histoire, voir qui participe à celle-ci. Les fictions sont simples, car il implique de construire le récit ou un discours en images à partir de cette unique forme. Ce sont généralement des albums pour les tout-petits. Un des premiers livre en découpe est Passe passe passera qui a été publié en 1890[17]. Celui-ci est présenté sous la forme d’un agrume, cet album est un petit bijou créatif, il fait partie d’une série de livres-jeux pour les jeunes enfants créés par Louis Westhausser[18], éditeur de la Nouvelle librairie de la jeunesse.
———-Pour un exemple plus récent, Le bocal de Sushi de Bénédicte Guettier[19] reprend bien évidemment la forme d’un bocal de poisson rouge, l’image épouse parfaitement les contours. Le résultat est que le jeune lecteur a l’impression d’observer directement Sushi s’y mouvoir.
[1] ELZBIETHA, L’enfance de l’art, Paris, Editions du Rouergue, 1997, p. 82.
[2] NIERES-CHEVREL, Isabelle, Introduction à la littérature de jeunesse, Didier Jeunesse, Paris, 2009, p. 121.
[3] L’univers de Béatrix Potter est peuplé d’animaux de petites tailles (souris, lapins, etc.) à l’image du format, alors que l’éléphant Babar de Brunhoff prend place dans un grand format.
[4] Sophie Van Der Linden définit quatre types de mise en page : l’association, la dissociation, le compartimentage et la conjonction.
[5] SCOTTI, Massimo, MARINONI, Antonio, L’heure bleue, Paris, Editions Naïve, 2009
[6] PEREZ, Sébastien, LACOMBE, Benjamin, L’Herbier des fées, Paris, Editions Albin Michel, 2011
[7] DUMAS, Philippe, Une ferme d’autrefois, Paris, Ecole des loisirs, 2010
[8] ELZBIETHA, L’enfance de l’art, Paris, Editions du Rouergue, 1997, p. 82.
[9] VAN ALLSBURG, Chris, Boréal-Express, Paris, L’école des Loisirs, 1986
[10] DUMAS, Philippe, Victor Hugo s’est égaré, Paris, L’école des loisirs, 1986
[11] SCHÄRER, Kathrin, Toi ! L’artiste !, Paris, Editions Kaléidoscope, 2010
[12] PONTI, Claude, Parci et Parla, Paris, L’école des loisirs, 2004
[13] VINCENT, Gabrielle, Ernest et Célestine au musée, Paris, Editions Duculot, 1985
[14] VINCENT, Gabrielle, Un jour un chien, Paris, Editions Casterman, 1999
[15] ALIBEU, Géraladine, La course au renard, Paris, Editions Autrement, 2004
[16] SAVAGE, Stephen, Morse où es-tu ?, Paris, L’école des loisirs, 2011
[17] Passe passe passera, Paris, Nouvelle librairie de la jeunesse, 1890
[18] Catalogue de l’exposition Babar, Harry Potter & Cie, Livres d’enfants d’hier et d’aujourd’hui, Paris, Seuil / Bibliothèque Nationale de France, 2008, p. 156
[19] GUETTIER, Bénédicte, Le bocal de Sushi, Paris, Editions Casterman, 1996
Illustration de couverture : « Imagine » d’Aaron Becker