Le Diable Géant

Dans une vieille et vaste demeure, sur l'île de Kaélimantana, un grand nombre de personnes vivaient ensemble. Cette maison s'élevait sur de hauts pilotis, hors de portée des eaux. Ses propriétaires étaient de bons pêcheurs et vivaient là en paix et heureux. Comme leurs fils et leurs filles se mariaient les uns après les autres, les pères devaient sans cesse agrandir et rehausser la maison. Aussi finirent-ils par décider d'en construire une nouvelle.
Un matin, armés de pioches, tous les hommes commencèrent à creuser les fondations. Tandis qu'ils travaillaient, leurs voix s'élevaient et ricochaient à la surface de la mer. Soudain, ce joyeux brouhaha fut recouvert par un bruit étrange surgissant des profondeurs du trou.
- Mais que se passe-t-il ? se demandèrent-ils.
Personne ne le savait et les villageoisse regardaient tous avec un grand étonnement. Soudain, de l'eau jaillit de terre. Le fossé s'emplit très rapidement jusqu'au bord et il fallut du temps aux pêcheurs pour écoper toute cette eau.
Ensuite, ils se remirent à creuser. Mais bientôt, leur travail fut interrompu par le cri effrayé de l'un des piocheurs. Son outil venait d'atteindre une chose étrange. Tout le monde s'attroupa et se pencha sur le trou où apparaissait un corps massif.
La plupart des curieux se dispersèrent et il ne resta dans la cavité que les deux jeunes gens les plus braves.
" Nous ne sommes pas des lâches ! se dirent les garçons, en rassemblant leur courage et en continuant à creuser."
Au bout d'un moment, ils tirèrent du trou le corps d'une énorme créature qui ressemblait à un poisson, mais sans écailles. Les autres villageois se rapprochèrent avec prudence, afin d'observer cet étrange animal.

Ils décidèrent ensemble de le tirer complètement hors du fossé, de le tuer et de s'en partager la chair. Ils se mirent aussitôt à l'ouvrage, bien décidés à organiser le soir même un grand banquet dans leur village.
Deux femmes apportèrent des parts de la créature à leurs maris qui travaillaient à ce moment-là dans une plantation de caoutchouc. Mais, bien qu'elles eussent fait le tour de la plantation, leurs époux demeurèrent introuvables. Elles laissèrent alors la viande pendre à des crochets, dans la hutte de guet.
La nuit tombait sur la plantation et les deux hommes fatigués s'allongèrent pour se reposer à l'ombre du feuillage de grands hévéas.
Ils n'eurent pas plutôt fermé les yeux qu'il leur sembla entendre une plainte. Elle leur parut provenir du village. Ils s'y dirigèrent aussitôt.
En passant devant la hutte de guet, ils se rendirent compte que le gémissement émanait de là.
Ils entrèrent prudemment et constatèrent avec stupeur que ces lamentations émouvantes s'élevaient de deux morceaux de chair de poisson, suspendus à des crochets.
L'un des hommes réunit tout son courage pour s'en approcher. Au même instant, la chair se détacha des crochets et sembla faire un pas vers les villageois. Muets de terreur, ceux-ci s'enfuirent. Une autre surprise déconcertante les attendait au village. Ils aperçurent tous leurs voisins qui se jetaient dans les profondeurs de la mer en se mordant comme des chiens.
Les deux morceaux de chair de poisson se rassemblèrent sur la grève sous la forme d'une créature marine, qui fut emportée au large par une vague géante, avec tous les villageois.

Les hommes de la plantation tombèrent à genoux en suppliant Dieu d'accorder sa grâce à leurs épouses et à leurs infortunés voisins. Puis ils s'endormirent, épuisés. Dieu entendit leur prière. Lorsqu'ils émergèrent de leurs rêves tourmentés, ils virent leurs amis rentrer au village, un à un, sur des vaguelettes.
Puis, lorsqu'ils furent à nouveau tous rassemblés dans leur vieille maison, ils estimèrent que le diable était intervenu en ce monde, au cours de la fondation de leur nouvelle demeure. Alors, ils décidèrent qu'il valait mieux continuer à améliorer l'ancienne, afin de ne pas le tenter à nouveau...