Le pauvre et le riche
Recherche par Arduinna
Il était une fois deux voisins, un pauvre et un riche.
Le riche était très dévot. Or il arriva qu'étant resté trois jours plongé dans un
sutra, à lire toutes les règles du rituel, il en eut soudain par-dessus la tête de
toutes ces prières. Il se dit qu'il allait se divertir un peu. Il fit alors préparer un
grand festin, et y invita les gens de tous les environs. « Mais », estima-t-il, « ce
misérable voisin, je ne vais pas l'inviter, un homme de cette espèce ne trouve pas place
parmi les gens convenables. »
Le soir venu, il fit allumer un grand feu pour rôtir la viande, rouler des tonneaux de
vin, si bien que les hôtes mangèrent et burent à satiété, en s'amusant beaucoup.
La femme de l'homme riche avait amené près du feu un petit veau né du jour, pour qu'il
ait bien chaud. Mais comme le petit veau avait envie d'être près de sa mère, il se mit
à mugir de détresse. Bê, bê, se plaignait-il. Le voisin pauvre entendit son cri. Il
pensa que le voisin riche l'invitait, et il arriva, s'installa auprès du feu. Le riche,
qui s'occupait de ses hôtes et adressait une parole aimable à chacun, vit soudain le
pauvre et fronça les sourcils :
- Que fais-tu ici ? lapostropha-t-il. Un manant comme toi n'a rien à faire dans une
telle réception !
- Il m'avait semblé que tu m'avais appelé ! répondit le pauvre.
- Tu es fou pour croire cela ! explosa le riche. Sors d'ici et ne viens plus déranger mes
invités !
- Nous les pauvres, notre vie n'est pas drôle ! se plaignit ensuite le pauvre à sa
femme. Si tu avais pu voir la tête qu'il faisait quand il m'a vu ! Comme si nous ne
pouvions pas, nous aussi, nous amuser et festoyer un peu !
- Cesse de te tourmenter, répondit sa femme. Nous aussi, nous allons nous donner une
petite fête.
Alors ils prirent un petit baril de vin, ils tuèrent leur maigre cochon et gagnèrent la
montagne avec leurs enfants. Sur un large plateau, ils dressèrent une vieille tente toute
rapiécée, et firent un grand feu. Quand les flammes commencèrent à s'élever dans le
ciel, le pauvre se mit à prier :
- Regarde, ô Dieu, marmonnait-il tout doucement, est-ce que tu ne vois pas l'injustice,
sur cette terre ? est-ce que tu ne vois pas que les riches ont un coeur de pierre, et que
nous, les pauvres, nous souffrons trop ? 0 noble Bouddha de la montagne ! 0 Esprit
supérieur, comment peux-tu regarder une telle désolation avec indifférence ? Est-ce que
je ne peine pas du matin au soir sur mon champ ? Est-ce que je ne te fais pas assez
d'offrandes ? Est-ce que cela existe, la justice ? Mais je te le dis, si tu ne fais pas
quelque chose pour moi, je ne te ferai plus aucun sacrifice !
Quand il eut dit ces mots, il se mit à manger le maigre porc rôti, avec sa femme et ses
enfants. Ils se régalèrent et noyèrent leur amertume dans de grandes lampées de vin.
Puis ils se prirent par la main et se mirent à danser en ronde autour du feu, fort avant
dans la nuit. A minuit, la femme alla se coucher dans la vieille tente avec les enfants.
Le pauvre, lui, resta assis auprès du feu qui achevait de se consumer. De sombres
pensées l'assaillirent à nouveau :
« Et voilà tout », se disait-il, « aujourd'hui, nous avons passé un bon moment, mais
c'est fini. Demain, nous n'aurons pas de quoi faire bouillir le pot ! »
Il s'allongea sur le sol, le regard fixé sur le ciel étoilé. C'est en vain qu'il
cherchait le sommeil, il avait beau se tourner d'un côté et de l'autre, il ne parvenait
pas à s'endormir. Au bout d'un long moment il en eut assez de rester là les yeux
ouverts, il se leva et prit son châle blanc de prière - son khata -, une lampe et des
bâtons d'encens, puis il se dirigea vers le temple le plus proche.
Il entra dans le temple, s'inclina très profondément devant la statue de Bouddha, lui
posa son châle blanc sur les bras, alluma sa lampe, les bâtons d'encens, puis il
s'adressa en ces termes à son Dieu :
- Dieu, je t'en prie, sois au moins un tout petit peu équitable. Comment veux-tu que nous
fassions nous les pauvres, nous qui n'avons pas de quoi manger à notre faim alors que
nous travaillons tant ? Tout en priant ainsi, il scrutait à la lumière pâlotte de sa
lampe l'expression indéchiffrable du visage de Bouddha. Dans sa tête, il tournait et
retournait la sombre idée des jours de famine à venir. Et comme à la fin il était bien
fatigué de la journée, il s'assit par terre devant Bouddha et, sans savoir comment, il
s'endormit.
Lorsqu'il se réveilla, il y avait longtemps que la lampe s'était éteinte, mais un mince
rai de lumière traversait le temple obscur. Le pauvre se frotta les yeux. La lumière
provenait du socle de la statue de Bouddha. Plein de curiosité, le pauvre se leva et
s'approcha de la statue. Il constata qu'il y avait une ouverture dans le socle. Il se
pencha pour regarder à l'intérieur. Comme il fut surpris, en constatant que cette
ouverture donnait accès à une large grotte ! Au centre un bon feu flambait, auprès
duquel étaient accroupis deux gnomes - un homme et une femme - et chacun d'eux tenait en
main un gros os tout entouré de viande. Le pauvre en eut un frisson glacé tout au long
de l'échine. Ce spectacle de deux gnomes se régalant à ronger un os le frappa si fort
que du coup il fit un pas en arrière, faisant craquer une lame du parquet.
- Femme, il me semble qu'il y a quelqu'un, grogna l'homme.
- Qu'est-ce que tu racontes ? dit la femme. Surveille plutôt ton os, ce sont des souris
qui trottent dans le temple.
Au bout d'un moment la femme se leva, décrocha du mur une baguette d'or et s'étira pour
arriver à toucher le plafond où pendaient trois sacs de peau. Elle frappa le premier sac
du bout de sa baguette en disant :
- Coule, huile, coule ! Et elle avait à peine dit cela, qu'une belle huile odorante se
mettait à couler du sac.
La femme toucha de sa baguette le deuxième sac de cuir, en disant :
- Répands-toi, tsam-pa, répands-toi ! Et elle avait à peine dit ces mots, que du beau
tsam-pa doré se répandait en tas.
Ensuite la femme toucha de sa baguette le troisième sac, en disant :
- Sautez, cuisses de porc, sautez ! Et au même instant de beaux rôtis de porc dorés à
point bondirent hors du sac de peau.
Les deux gnomes se mirent à manger de bon appétit ; ils mâchaient à grand bruit,
soufflaient, se bourraient le ventre à s'en faire sortir les yeux des orbites et, pour
finir, ils mirent en perce un tonneau de vin et burent jusqu'à plus soif et encore un peu
plus. Puis ils s'écroulèrent, roulèrent sur le sol et s'endormirent comme des masses.
« Tant de bonnes choses à manger, rien que pour ces deux petits-là ! » soupira le
pauvre qui ajouta : « Quand je pense que nous autres, les malheureux, nous allons souvent
nous coucher le ventre creux ! C'est vraiment trop injuste ! »
Il se glissa alors par la fente de la grotte, s'approcha sur la pointe des pieds du mur
où était accrochée la baguette d'or et la prit délicatement. Puis il enleva les trois
sacs de peau qui pendaient au plafond, et tout doucement, sans bruit, il s'en retourna par
où il était venu, dans le temple. Dès qu'il en eut passé le seuil, il prit ses jambes
à son cou et courut tant qu'il put.
Lorsqu'il arriva à la tente, il trouva sa femme et ses enfants toujours endormis. Il les
réveilla : « Levez-vous ! Levez-vous vite ! J'apporte un trésor ! » Et le pauvre leur
raconta son histoire. La femme le regardait, incrédule, pensant sans doute que son mari
avait perdu la raison. Ce n'est que grâce a sa baguette d'or, il eut fait sortir de
bonnes choses à manger de ses sacs qu'elle le crut enfin.
Quelle joie ! Finis les soucis ! Et comme le pauvre avait le coeur bon et généreux, il
organisa un grand festin auquel il invita tous les pauvres à des lieues à la ronde. La
nouvelle en parvint aux oreilles du riche voisin.
« Fi ! » fit-il en fronçant le nez, « je voudrais bien le voir, son festin, sans doute
nourrit-il ses invités avec du riz moisi. » N'empêche qu'il était fort curieux et que,
sans être invité, il se glissa parmi les convives. Il ne pouvait en croire ses yeux.
Partout roulaient des tonneaux du meilleur vin, sur les broches rôtissaient de
magnifiques cuisses de porc, et l'air était tout embaumé des senteurs les plus
appétissantes.
« Où diable ce va-nu-pieds a-t-il pris tout cela ? » se disait-il, vexé, « ce ne peut
être qu'en le volant quelque part. » Il alla trouver le pauvre et lui demanda sans
ambages où il avait été chercher tant de bonnes choses. Cela se comprend que le pauvre
ne veuille pas tout de suite lui dévoiler son secret, il hésitait, louvoyait, mais comme
le riche insistait, le pauvre finit par tout lui raconter.
« Si ce vagabond a obtenu tout cela pour un misérable bâton d'encens », se disait le
riche, « qu'est-ce que Bouddha ne me donnerait pas pour une belle offrande ? » Du coup,
il n'avait plus envie de manger, il s'en retourna vite chez lui, à côté. Il ordonna sur
l'heure à sa femme :
- Fais abattre le porc le plus gras, nous allons faire un sacrifice aux dieux.
Puis le riche emmena sa femme et ses enfants, avec une belle tente brodée, vers la
montagne. Quand ils eurent atteint le plateau, ils dressèrent la tente, allumèrent un
grand feu sur lequel ils firent rôtir de belles pièces de viande grasse, ils burent du
vin et dansèrent. Quand vint minuit, la femme regagna la tente avec les enfants pour y
dormir, et le riche resta seul dans la nuit noire.
Il prit une lampe qu'il emplit de la plus fine huile de rose, une fiasque d'excellent vin,
un rôti splendide - le plus gras -, un khata blanc, des bâtons d'encens, et il se
dirigea vers le temple.
Quand il y fut, il s'inclina profondément devant la statue de Bouddha, alluma sa lampe et
les bâtons d'encens, posa le khata blanc sur les bras étendus de Bouddha, la fiasque de
vin et le rôti mettant par terre. Puis il se mit à prier :
- Très noble Bouddha, tu sais que je pense toujours à toi, que je me suis retiré le
meilleur morceau de la bouche pour t'apporter ce que tu aimes le mieux. Cependant, je
voudrais voir si tu sais ce que c'est que la justice. Tu te souviens de ce pauvre qui est
venu ici il n'y a pas longtemps et à qui tu as tant donné pour un misérable bâtonnet
d'encens ?
Il pria encore, et puis, comme il avait sommeil, il s'assit par terre, et il ne fallut pas
longtemps pour qu'il s'endormît.
Quand il se réveilla, la lampe s'était éteinte. Le temple obscur n'était éclairé que
par un rai de lumière venu du socle de la statue de Bouddha. Le riche s'approcha de
l'ouverture et jeta un regard à l'intérieur. Son coeur sauta de joie. Il voyait la
grotte, avec le feu central, et deux gnomes accroupis tout près - un homme et une femme -
qui se régalaient de bonne viande juteuse.
Impatient, le riche fit un mouvement, et la lame de parquet grinça sous son pied.
- Tu entends, femme ? Il y a quelqu'un ! s'exclama le petit homme, d'un ton fâché.
- Tu as toujours quelque chose à redire : s'il y a quelqu'un, ce ne peut être qu'une
souris ! répondit la femme sans se troubler, et elle continua à manger.
- Une belle souris, se fâchait l'homme de plus en plus. La dernière fois, ta souris nous
a bel et bien emporté nos précieux trésors. Mais je t'avertis : ce soir, tu ne boiras
pas de vin, et tu vas veiller sérieusement ! Ayant dit, l'homme attira un tonneau de vin
près de lui, le souleva et se mit à boire à grandes goulées. Bientôt sa tête
retombait sur sa poitrine, et le petit homme tomba dans un profond sommeil.
Pourvu qu'il en reste, grogna la femme. Elle prit le tonneau, le renversa au-dessus de sa
bouche et se mit à boire et boire tant que le tonneau ne fut pas vide. Puis elle roula au
sol, assommée, et s'endormit elle aussi.
C'est le moment que guettait le riche. Il se glissa par l'ouverture, s'approcha tout
doucement de la baguette d'or, la décrocha précautionneusement du mur, et prit
également trois sacs de peau qui pendaient au plafond.
« Il me faut pourtant emporter quelque chose de plus que ce pauvre », se disait-il en
regardant tout autour de lui pour voir qu'est-ce qu'il pourrait encore prendre. Soudain
son attention fut attirée par quelque chose de brillant dans le coin de la grotte. Il se
précipita par là, mais ce faisant il oubliait le petit gnome allongé par terre, aussi
large que long. Il heurta son pied et horreur ! le gnome remua, et ses yeux verts moqueurs
fixaient terriblement le riche.
- Alors, je t'y prends, voleur de trésor ! s'écria le petit homme, qui attrapa le riche
dans une poigne de fer.
Cela ne dura pas longtemps - et dans la grotte, auprès du feu flamboyant, deux gnomes
étaient à nouveau accroupis - un homme et une femme - occupés à ronger des os.
- C'était un fameux rôti ! reconnut le petit homme.
- J'en ai rarement mangé de meilleur, ajouta la petite femme.
Chez le riche, entre-temps, on recherchait en vain le père de famille. Où était-il
passé ? Personne, jamais, n'a pu le dire.
|
|