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Cherab le déluré
Recherche par Arduinna

Dans un certain royaume vivait jadis un jeune homme du nom de Cherab. C'était un garçon très déluré, tout ce qu'il entreprenait, il le menait à bonne fin, et il savait se tirer de toutes les situations.
Un jour que le roi traversait son pays, il vit des gens se presser devant une petite maison.
- Va voir ce qu'ils font là, ordonna-t-il à un serviteur. Ce dernier revint au bout d'un instant et dit :
- On m'a dit que c'est l'homme le plus sage du royaume qui habite cette petite maison, un certain Cherab, Votre Altesse, et tous ceux qui sont là devant sa porte attendent d'être introduits pour lui demander un conseil sur l'une ou l'autre affaire.
« Comment ? Le plus sage ? » se dit le roi, tout indigné. « Le plus sage, c'est pourtant moi ! »
Dès qu'il fut rentré chez lui, le roi appela son premier ministre et lui dit :
- A ton avis, qui est l'homme le plus sage de mon royaume ?
- Evidemment, c'est Votre Majesté, répondit le ministre en s'inclinant avec respect.
On sait bien que c'est toujours celui qui gouverne qui est le p)us sage.
- Cela, tu le sais, toi, dit le roi en faisant la moue, mais tout le monde ne le sait pas. Au village, il y a un certain Cherab, un jeune homme dont tout le monde dit merveille. J'aimerais me mesurer à lui, afin que mon peuple sache une fois pour toutes que c'est toujours moi qui ai raison, en toutes circonstances. Fais-moi appeler ce jeune homme, tout de suite !
Ainsi donc, Cherab arriva à la cour royale. Il salua fort poliment le roi. Ce dernier lui dit :
- Ecoute un peu, toi ! J'ai entendu parler de toi. Je voudrais bien savoir ce dont tu es vraiment capable. Je vais te faire l'honneur de concourir avec toi !
Cherab fort surpris, se contenta de s'incliner en silence devant le roi. Ce dernier poursuivit :
- Regarde cette pierre précieuse, et il indiquait du geste une magnifique émeraude qu'il portait en broche sur la poitrine. Tu n'en trouverais la pareille dans aucun royaume voisin. Si tu parviens à me la dérober, je t'en ferai cadeau. Mais je vais bien veiller à ce que tu n'y parviennes pas. On verra bien qui de nous deux sera le plus adroit.
Cherab réfléchit un bref instant, puis il répondit au roi :
- D'accord, mais je ne sais pas quand je vais m'y essayer. Peut-être que ce sera demain, mais il se peut que ce soit plus tard. Peut-être que ce sera de jour, peut-être de nuit.
- Essaie quand tu voudras ! conclut le roi avec un rire dédaigneux.
Cherab ricana en son for intérieur, s’inclina profondément et se retira.
Le roi se mit aussitôt à lancer ses ordres.
Le tambour ! appela-t-il d'une voix puissante.
Le tambour ? s'étonna le premier ministre.
Evidemment, le tambour ! dit vite le deuxième ministre. Sa Majesté l'a dit bien clairement. Allons, voyons, où est-il, le tambour ?
Le roi daigna sourire en expliquant à ses ministres :
- Vous ne vous doutez pas encore de la raison pour laquelle je veux un tambour, mais c'est précisément là que réside ma sagesse royale. Le tambour s'installera avec son instrument devant la porte de ma chambre, et il tiendra ses bâtons en main. Si jamais il voit paraître Cherab, aussitôt il se mettra à battre du tambour et nous serons tous avertis. C'est une bonne idée, vous ne trouvez pas ?
- Une idée vraiment royale ! marmonnèrent avec déférence les conseillers du roi. Ce dernier expliqua encore :
- Dans les cuisines, un garde veillera sur le feu, un autre aura soin d'avoir toujours une bonne provision de bois de pin. Si quelque chose bouge, immédiatement ils feront un bon grand feu, une flambée si claire qu'on puisse y voir même une mouche. Vous comprenez bien que dans de telles conditions un voleur ne pourrait se cacher nulle part ?
- C'est évident, opinèrent les conseillers.
- A la porte d'entrée, prendront place quatre cavaliers, avec chacun un cheval sellé attaché à un piquet. Si malgré nos autres précautions Cherab volait quand même la pierre, il n'échapperait pas à la poursuite des chevaux ! conclut le roi sur un ton victorieux.
- C'est certain, il n'échapperait pas ! disaient les conseillers en riant obséquieusement.
Tous les ordres du roi furent exécutés sur l'heure. Ensuite le château entier se mit à attendre anxieusement où et quand Cherab se manifesterait. Mais il ne se passa rien. Lorsqu'au soir le roi se mit au lit pour dormir, il regarda son émeraude avec inquiétude, la détacha du bijou qui la portait et se la mit dans la bouche. Alors il se sentit tranquille, il se coucha et s'endormit. Mais de toute la nuit, il ne se passa rien du tout.
Le lendemain fut encore un jour de calme. La journée passa, la nuit s'écoula et pas de Cherab. Les serviteurs commencèrent à relâcher quelque peu la vigilance de leur surveillance, et après deux nuits sans sommeil, chacun avait une belle envie de dormir.
La troisième journée se passa comme les deux précédentes, puis vint la nuit. Les quatre cavaliers, devant la porte d'entrée, se recroquevillaient de froid, ils sommeillaient par instants, ou s'ennuyaient en bâillant aux corneilles.
- Quelle corvée, de veiller ainsi ! leur dit d'un ton compatissant une vieille femme qui passait par là, et qui portait une outre de vin sur son échine.
- C'est avec plaisir que nous servons notre roi, déclara ironiquement le premier soldat en soufflant dans ses mains.
- Oui, c'est comme ça ! ajouta le deuxième en bâillant à se décrocher la mâchoire.
- D'accord, d'accord, mais par un froid pareil ! les plaignait la vieille. Si au moins vous pouviez boire un petit coup de vin !
- Du vin, parlons-en ! Si au moins nous en avions ! grognèrent les soldats. Mais qu'as-tu dans cette outre, ce ne serait pas du vin, par hasard ?
- Bien sûr que c'est du vin, mes petits amis, sinon je ne vous aurais pas fait venir l'eau à la bouche, dit la vieille en riant. Moi, cela m'est égal, à qui je le vends. Elle déposa son outre, et les soldats se mirent à boire. Ils burent bien, se réchauffant, mais bientôt ils tombèrent endormis. La vieille prit les quatre chevaux par la bride et alla les attacher plus loin, derrière l'entrée. Puis elle alla chercher à l'écurie quatre yaks qu'elle vint placer là où se trouvaient d'abord les quatre chevaux. Ensuite elle passa la porte d'entrée et se dirigea vers les cuisines du roi. Près du feu une servante sommeillait et près du tas de bois sec un serviteur dormait.
La vieille s'approcha sur la pointe des pieds de la servante et lui fourra un bouchon de paille dans le chignon. Puis elle s'arrêta près du domestique et lui versa précautionneusement dans la manche une poignée de cailloux. Elle eut un ricanement étouffé en se dirigeant à pas feutrés jusqu'au premier étage où elle faillit se heurter au tambour. « Voyez, voyez comme il est malin, notre maître », se disait-elle. « Mais ce n'est pas ainsi qu'il m'aura. Le tambour dort comme une souche auprès de sa caisse. Il s'agit de le surprendre. » Alors l'étrange vieille retira doucement le bâton de la main du tambour, le remplaçant par un couteau. Alors elle pénétra dans la chambre à coucher royale. Le roi ronflait sur sa couche. La silhouette enveloppée d'un vêtement de femme observa attentivement le roi endormi, puis elle rejeta sa défroque féminine, et Cherab apparut.
- Tu vois, mon roi, dit-il, sur un ton glorieux, tu le vois, je suis là. Mais où as-tu caché la pierre ?
Cherab eut un moment d'inquiétude en constatant que le joyau n'était pas sur la poitrine du roi. « Où donc l'a-t-il caché ? » Cherab regardait partout, en vain. Rien, nulle part. Il se remit à bien examiner le roi endormi. Chrr, fff, chchch, glouglouglou, le roi ronflait comme un bienheureux. Cherab pourtant remarqua que la majesté endormie semblait avoir une joue plus grosse que l'autre. Glouglouglou, frfrfr, de drôles de bruits sortaient de la bouche royale. « Ça y est, j'ai trouvé ! » se dit soudaine Cherab. « Mais comment la retirer de là, cette pierre ? » Toutefois, il n'eut pas le temps de trop réfléchir. Le roi fit justement un bruit encore plus drôle, et dans une sorte d'éternuement il cracha la pierre. Il poussa un soupir de soulagement, et retomba profondément et calmement endormi, en se retournant de l'autre côté.
Cherab sortit de sa poche une paire de petits ciseaux et, délicatement, coupa un bout de la moustache royale. Puis il enfonça sur la tête du dormeur un casque fait d'un estomac de yak séché, ramassa vite l'émeraude et sortit de la chambre en courant. Au passage près du tambour, il frappa un bon coup sur la caisse en criant : « Cherab est là ! Cherab est là ! », et se sauva à toutes jambes.
La servante auprès du feu, à la cuisine, tressaillit dans son sommeil. « Cherab ! Cherab ! Vite, au secours ! » cria-t-elle en se mettant à fourrager dans le feu pour le ranimer. Mais comme elle se penchait, la paille accrochée à son chignon prit et la malheureuse s'enfuit en poussant des cris déchirants, pour aller à la fontaine éteindre son incendie. Le préposé au bois sec sursauta en entendant ces cris et, encore à moitié endormi, voulut jeter du bois sec sur le feu. Mais ce furent les pierres qu'il avait dans la manche qui tombèrent dans l'âtre, éparpillant la braise et l'étouffant.
Tout le bruit qui se fit du coup dans le château réveilla le roi en sursaut. « Cherab ! » grommela-t-il encore tout endormi. Il ouvrit les yeux mais ne vit rien. Il se passa la main sur le visage et sentit le sac d'estomac de yak. « Qu'est-ce qui me pousse là sur la tête ? » se demanda-t-il, effrayé. En plein émoi il entendait des cris, le bruit des gens qui couraient. Soudain un éclair lui traversa l'esprit : « Cherab ! » clama-t-il. Mais son bâillon étouffa son cri.
La porte de sa chambre s'ouvrit brusquement, et ses conseillers tout effarés y firent irruption. Ils virent le roi sauter avec une drôle de cagoule sur la tête, et ils entendaient une voix nasillarde qui répétait : « Cherab ! Cherab ! » Les conseillers échangèrent un regard entendu :
- Qu'est-ce que c'est ? demanda tout bas le deuxième conseiller au premier, en indiquant le drôle de capuchon d'un coup d'oeil en biais.
- Une nouvelle idée géniale de notre roi ! déclara avec assurance le premier conseiller.
Entre-temps, le roi était enfin parvenu à se débarrasser de sa cagoule.
- Au voleur ! Vite, rattrapez-le ! Cherab est venu ! cria-t-il d'une voix à ébranler les murailles.
Tout le monde se précipita dehors comme un seul homme. Mais où était-il passé, ce Cherab ? Il était déjà loin ! Bien avant que l'alerte n'éveillât les quatre soldats, il passait la porte, sautait sur un cheval et attrapait les trois autres par la bride. Au galop, il s'éloigna de ces lieux par la nuit obscure :
Lorsqu'ils furent réveillés par tout ce tapage, les quatre soldats encore titubants se demandaient ce qu'ils faisaient là, mais au fur et à mesure qu'ils reprenaient leurs esprits, ils comprirent : vite, à cheval ! Mais voilà, ce sur quoi ils sautaient dans le noir, ce n'étaient pas des chevaux ! Ils avaient beau injurier les bêtes, les exciter, les éperonner, rien n'y faisait. A la fin la première bête fit un pas en avant. « Il avance ! » clama victorieusement le cavalier. Les trois autres yaks suivirent le mouvement et - trottin trottinant - les quatre étranges montures regagnèrent leur écurie d'un air si décidé qu'on voyait bien que rien ne pourrait les décider à en sortir pour aller sur les grands chemins. « Rien à faire », se dirent les soldats, qui retournèrent au palais royal.
Le lendemain, Cherab se présenta devant le roi. Il tenait bien en vue dans sa main la touffe de poils et l'émeraude. Il présenta la pierre au roi en disant :
Alors, ai-je réussi, oui ou non ? Je me permets de vous présenter ici une touffe de poils de votre royale moustache, Majesté, comme preuve de ce que je suis bien allé en personne jusqu'à votre couche. Et je vous rapporte la pierre précieuse, en vous priant de vouloir bien maintenant m'accorder la récompense promise.
De rage, le roi grinçait des dents. Il prit l'émeraude et la lança violemment à terre.
Sale pierre ! Je ne veux plus la voir ! Je vais la piétiner ! Et toi, mon gaillard, veille à disparaître ! Ton impudence m'a outrageusement offensé !
Cherab n'attendit pas son reste. Il sortit en hâte du palais et retourna chez lui.
Pendant ce temps-là, le roi ordonnait à ses serviteurs de réduire la pierre en poudre, tant il était vexé d'avoir perdu. Seulement, quand la pierre fut enfin détruite, il fut encore plus fâché de l'avoir perdue. Le temps s'écoulant, le roi ne faisait que penser à sa honte et à la perte d'une si belle émeraude. Il se rongeait tant qu'il en devint neurasthénique, et qu'il finit par dépérir de colère et de chagrin.
Comme il avait si souvent répété que celui qui règne a toujours raison, les gens en vinrent à conclure que celui qui a toujours raison doit être celui qui gouverne. Et ils élirent Cherab roi.
C'était la première fois qu'un homme devenait roi parce qu'il était le plus sage, et non qu'il était considéré comme le plus sage parce qu'il était roi.


 

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