Sä Norbou
Recherche par Arduinna
Il était une fois, il y a bien longtemps de cela, un
puissant chef qui régnait sur une grande région. Il aimait commander, et voulait
toujours garder le meilleur pour soi. Dans ce même pays vivait un magicien, homme sage et
plein de bonté. Il parcourait les cités et les villages, et quand quelqu'un avait besoin
d'être réconforté, il lui faisait faire un beau rêve, chassant ainsi ses soucis pour
un moment. Les gens accouraient à lui de partout.
« Magicien, je voudrais un troupeau de boeufs. Magicien, j'aimerais avoir une nouvelle
robe. Magicien, j'aimerais manger un bon morceau de viande ! Magicien, j'aimerais me
reposer toute une demi-journée ! Magicien, je voudrais n'avoir plus de soucis ! Magicien,
je voudrais courir comme un jeune ! »
Le magicien ne faisait que sourire, à toutes ces prières, et faisait apparaître devant
les yeux de tous ces solliciteurs quelques heures de vie telle qu'ils la souhaitaient.
Chacun vivait ainsi un moment de bonheur, et retrouvait avec un peu plus d'optimisme ses
soucis quotidiens. Les gens aimaient beaucoup le magicien, et étaient toujours impatients
de le voir arriver dans leur région.
Le chef, ayant entendu parler de ce magicien, le fit venir en son palais. Il l'apostropha
peu aimablement :
- Alors, lourdaud, tu ignores les usages ? Tu fais des tours de magie pour tout le monde,
sauf pour moi ? Allons, fais-moi tout de suite un enchantement !
- Ma foi, Très Honoré Seigneur, je ne sais pas ce que je pourrais faire pour un homme
comme vous, argua le magicien. Ce à quoi les malheureux sont contents de rêver, vous,
vous pouvez l'avoir en réalité, si vous le voulez.
- Fais quelque chose de neuf, quelque chose qui n'a jamais existé !
Le magicien hésitait, puis il dit :
- Je n'en ai pas l'audace, Votre Excellence, car après, vous pourriez me punir !
- Quand je te dis de faire un tour de magie, eh bien, fais un tour de magie. Je ne te
ferai pas couper la tête pour cela ! déclara le chef d'un ton péremptoire.
- Daignez ne pas vous fâcher, Excellence, insista le magicien, en hochant la tête, mais
je n'ai aucune assurance qu'après, un grand seigneur comme vous ne va pas s'irriter
contre ma petite personne !
- Bon. Je vais te signer un papier, comme quoi il ne t'arrivera rien après, gronda fort
impatient le chef, qui griffonna quelques mots sur un bout de papier. Et maintenant,
montre de quoi tu es capable !
Le magicien prit le bout de papier des mains du chef, et semblait prêt à dire quelque
chose lorsque du dehors se fit entendre un grand bruit de chevaux piaffant et hennissant,
et les cris d'une multitude. Le chef alla voir à la fenêtre. Sur l'herbe de ses prés,
des chevaux étrangers paissaient, et sur ses fonds des soldats inconnus dressaient leurs
tentes, comme si de rien n'était. Le chef entra dans une grande fureur :
- Va vite voir qui sont ces envahisseurs ! ordonna-t-il à un serviteur.
Ce serviteur revenait presque aussitôt. Tout vert d'émotion, il annonça :
- Excellence, il y a là tant de soldats et de domestiques qu'il est impossible de les
compter. Ils font paître leurs troupeaux et dressent leurs yourtes. Au milieu de tout
ça, ils ont installé une tente d'or et d'argent, devant laquelle se trouve un trône
d'or et un trône d'argent.
- Un trône d'or et un trône d'argent ? s'étonna le chef, affolé. Et pour qui sont ces
trônes ?
Le serviteur tremblait d'effroi.
- On m'a dit que le trône d'or est pour Sä-norbou, le dieu de la Destinée, et que le
trône d'argent est pour son fils, Excellence. Il paraît quels arrivent tout droit des
Enfers.
Le chef tomba de haut. « Avoir sur sa propriété le dieu de la Destinée, ce n'était
pas une bagatelle. Les gens ont l'habitude de lui offrir des sacrifices, et quand il se
présente en personne, il faut vite lui porter des cadeaux », pensa-t-il. Il appela des
serviteurs, choisit des offrandes de valeur, et se dirigea à la tête de ce cortège vers
la tente d'or.
Un vieillard à la barbe fleurie était assis sur le trône d'or. Le chef se jeta à terre
devant lui, en murmurant avec respect :
- A quoi suis-je redevable de l'honneur que vous me faites en daignant visiter la
propriété de votre humble serviteur ?
- Tout cela est dû à un figuier, maugréa Sä-norbou. J'ai planté un figuier dans les
Enfers, un arbre chétif que j'ai soigné tant et si bien qu'un jour il s'est mis à
pousser comme un fou, passant des Enfers à la terre, et de la terre, maintenant il va
jusquau ciel. Il a ses racines dans mon règne infernal, mais sa couronne est dans
les cieux, et les dieux se régalent de mes figues. C'est pourquoi j'ai décidé de
régler mes comptes avec eux. Demain matin, nous poursuivrons notre voyage vers le ciel.
Le chef tourna son regard vers le trône d'argent, où était assis un beau jeune homme.
Une idée subite lui vint à l'esprit, et il dit fort civilement :
- Noble Dieu, tu es un grand souverain dans les Enfers, et moi, je suis un riche chef, ici
sur terre. J'ai une fille, belle comme une fleur fraîche et toi, à ce que je vois, tu as
un fils beau comme le jour. Donne ton fils pour époux à ma fille, et je défendrai tes
intérêts ici sur terre.
Le dieu de la Destinée soupesa un instant le pour et le contre de la proposition, puis
enfin il hocha la tête en signe d'assentiment. Il dit :
- L'idée n'est pas mauvaise. Certes ce fils est mon préféré, étant le plus jeune,
mais j'en ai encore deux autres à la maison, alors je peux te laisser celui-ci sur terre.
Le chef se réjouissait en son for intérieur de ce que son importance et sa puissance
allaient s'accroître du fait de son alliance avec le dieu de la Destinée. Il fit
aussitôt organiser les préparatifs du mariage.
Le lendemain matin, avant de partir pour les Cieux, Sä-norbou recommanda au chef :
- Maintenant que tu es de ma famille, surveille bien le ciel, je ne sais pas ce qui va
m'arriver par là.
Dès cet instant, le chef passa la plupart de son temps sur le toit de sa maison,
surveillant le ciel, au cas où par hasard il y verrait quelque chose. D'abord il ne se
passa rien. Puis un jour, le ciel se couvrit, il y eut des éclairs, l'orage éclata et
boum ! juste devant le chef, tomba une jambe d'homme. Il fit un bond en arrière et chchû
! un bras d'homme lui frôla le nez. Il se retourna et patapoum ! un tronc de soldat vint
se mettre devant la porte. Effaré, le chef leva les yeux au ciel et il vit tomber de
partout des morceaux de corps humains déchiquetés, et crak, boum, plouf ! tout cela
tombait à grand bruit sur le sol.
« Oh, là, là ! » gémissait le chef en se cachant la tête dans les mains. « Il a dû
s'attaquer aux dieux du ciel et perdre la bataille. Pourvu qu'il soit parvenu à sauver sa
peau ! » Juste comme il pensait ça, prask ! une tête vint heurter le sol à ses pieds.
En se penchant, il vit que c'était une tête à barbe blanche, et il eut peur. « Ca y
est ! C'est bien ce que je disais ! Est-ce que cela valait la peine, ces quelques figues
misérables ? Maintenant, que faire ? Enfin, il était l'allié de ma famille, je dois me
préparer aux funérailles. »
Cela dura un certain temps avant qu'il parvienne à réunir ses domestiques, égaillés
par la peur, puis il ordonna de préparer un grand bûcher funéraire pour y incinérer la
tête à barbe blanche. Ce faisant, il avertit ses serviteurs :
- Faites bien attention, pas un mot de tout ça à mon gendre !
On a donc allumé un grand bûcher. Le fils du dieu de la Destinée vit les flammes par la
fenêtre, et il demanda à un serviteur qui passait justement par là :
- Qu'est-ce qui brûle dans les prés ?
- Il paraît qu'on y brûle la tête du dieu de la Destinée qui serait tombée du ciel,
répondit le serviteur.
- Qu'est-ce que tu dis là ? s'exclama le jeune homme qui bondit dehors. Déjà le bûcher
était tout en flammes. « Père, père ! » pleurait le jeune homme qui se jeta dans le
feu. Avant que personne de l'assistance n'ait compris ce qui se passait, le feu l'avait
déjà englouti.
Quelques jours s'écoulèrent. Le chef, l'air renfrogné, réfléchissait à ce qu'il
devait faire. Soudain du bruit se fit entendre, venant du dehors, et un serviteur tout
effaré apparut à la porte :
- Honoré seigneur, hoqueta-t-il en grinçant des dents, le grand dieu Sä-norbou est
revenu !
Le chef sentit ses genoux trembler comme feuille au vent. Comment cela était-il possible
? « Que vais-je lui répondre, quand il me demandera à voir son fils ? » se
demanda-t-il, fort inquiet.
A moitié mort de peur, il se traîna dehors pour aller accueillir le dieu de la Destinée
et sa suite.
- Nous voilà tous bien heureux de vous voir revenir sain et sauf, bredouilla-t-il. Ainsi,
vous ne vous êtes pas battu dans les cieux ?
- Si, si, nous nous sommes un peu tailladés, dit le dieu de la Destinée sur un ton
d'impatience, car on voyait bien qu'il avait autre chose en tête. Cela ne vaut pas la
peine d'en parler. Ils ont là-haut un dieu vénérable, très âgé, qui nous a tous mis
d'accord. Bref, nous nous partagerons les figues. Mais nous sommes là à parler et moi,
je meurs d'impatience de revoir mon fils.
« Nous y sommes ! » se lamenta tout bas le chef. Et comme il ne trouvait pas d'histoire
à inventer, il dit tout simplement la vérité.
Sä-norbou entra en fureur :
- Vous avez tué mon fils ! hurlait-il. Tu le voulais comme mari pour ta fille, tu en
avais donc pris la responsabilité ! Mon pauvre, mon cher enfant ! Te faire payer de ta
vie, misérable, c'est encore trop peu !
Le chef se mit à supplier, geindre, prier, promettre tout ce que l'autre voudrait, si
bien que le dieu finit par s'attendrir un peu.
- Je vais essayer d'oublier ton manque de vigilance, laissa-t-il tomber d'un ton si
lugubre que le sang se figea dans les veines de ceux qui l'écoutaient. Mais en revanche,
tu me donneras toutes tes propriétés, tes serviteurs, tes esclaves, tes troupeaux et
tout ton or.
- Je te le donne, je te donne tout ! Dès cet instant toutes mes propriétés
t'appartiennent, tout, pourvu que tu me laisses la vie ! Ce disant, le chef s'était jeté
à plat ventre aux pieds du dieu de la Destinée, implorant sa clémence.
- Lève-toi ! sonna une voix quelque part, vers le haut. Lève-toi et regarde autour de
toi ! disait la voix, et le chef sembla revenir à lui, de très loin.
Il releva la tête. Les prés étaient paisibles comme toujours, nulle part, aucune trace
d'un Sä-norbou et de ses soldats. Seul, devant lui, était assis sur une souche d'arbre
le magicien qui le regardait avec un fin sourire dans un visage rêveur. Sur le seuil de
sa maison, un attroupement de ses serviteurs. Et lui, le plus riche chef de toute la
région, il était servilement aplati au sol, comme un pauvre et misérable serf.
- J'espère que vous vous êtes diverti, noble seigneur ? lui demanda poliment le
magicien.
Le chef écumait de rage, mais que pouvait-il faire, alors qu'il avait écrit de sa propre
main une décharge pour le magicien, assurant qu'il ne lui arriverait rien de fâcheux.
Naturellement, cette anecdote a vite fait le tour de toute la région, et durant longtemps
le chef n'osait plus sortir de chez lui, de crainte d'entendre des quolibets. Par contre
le magicien, lui, les gens l'aimaient encore mieux après cette histoire. Grâce à son
savoir-faire, l'orgueilleux chef, pour la première fois de sa vie, s'était prosterné
devant ses sujets ! |
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