Le peintre Touo-lan-ka
Recherche par Arduinna
Bien loin dans le Sud de la Chine, là où vivent des gens que l'on
appelle des Tai, se trouve un village entouré de palmeraies. Un peu en dehors du village,
au bord d'une rivière à l'eau transparente, se dresse un vieux pavillon délabré, fait
de bambous entrelacés. C'est là qu'il y a bien longtemps vivait le peintre Touo-lan-ka.
Ce n'était pas un peintre ordinaire, et l'on aurait eu du mal à trouver son pareil. Il
était vraiment «possédé» par la peinture, et peignait sur tout ce qui lui tombait
sous la main : que ce soit du papier, de la soie ou du bois. Il sortait rarement, ne
faisant qu'une fois de temps à autre un saut jusqu'au temple, au village, mais n'allez
pas croire que c'était pour prier ou offrir des sacrifices aux dieux. Allons donc ! Ce
n'était pas dans sa nature. Il y restait bien tranquille dans un coin, observant tous
ceux qui venaient là, et se gravant leurs traits dans sa mémoire. Puis il rentrait chez
lui, s'enfermait dans son pavillon, prenait son pinceau et se mettait à peindre, peindre
et peindre. Si dehors le soleil dardait ou si la froide lune brillait, il n'en savait
rien. Chaque jour il peignait sept visages, et au bout de la semaine, c'étaient sept fois
sept visages qui le regardaient, accrochés sur les murs de son pavillon. Or il arriva que
juste lorsqu'il achevait de peindre le quarante-neuvième visage de cette semaine-là - et
c'était par une nuit de tempête où le vent violent ployait les arbres jusqu'au sol et
qu'il tonnait -, quelqu'un frappa à la porte.
« Qui cela peut-il bien être ? » grommela le peintre. « Qui donc le diable amène-t-il
avec cette bourrasque, quand même le hibou reste tranquille ? »
- Je suis la Mort, déclara une voix derrière la porte. Je me charge des âmes des
défunts d'ici, et aujourd'hui le Roi des Cieux m'a envoyée te chercher.
« Le tonnerre aurait bien pu la frapper, cette maudite ! » pensa Touo-lan-ka, qui avait
le coeur bien serré. Il reprit cependant courage et alla ouvrir. Sur le seuil, se
dressait une ombre tout de noir vêtue, aussi sombre que la nuit.
- Entre donc, dit Touo-lan-ka, mais tu dois attendre un instant, il me faut encore achever
de peindre quelque chose. Et comme si de rien n'était, il tourna le dos à la Mort,
reprit son pinceau et se remit à peindre.
En constatant que Touo-lan-ka ne se souciait pas d'elle et peignait tranquillement, la
Mort s'impatienta :
- Allons allons, dépêchons-nous un peu, tu ne peux pas faire attendre ainsi le Roi des
Cieux !
- Ne te fâche pas, répondit doucement le peintre, mais moi, il faut que j'achève de
peindre au moins cette fillette. Va plutôt en avant, et dis à ton maître qu'il ait un
peu de patience.
Le Grand Faucheur était fort curieux de savoir ce que Touo-lan-ka peignait et il se
rapprocha pour regarder. Son coeur glacé eut un tressaillement. Sur le tableau, une belle
jeune fille semblait lui sourire ! Jamais il n'en avait vu de si belle. Tout doucement,
sur la pointe des pieds, il sortit du pavillon de bambou et s'en retourna au ciel.
- Et alors, tu reviens seule ? demanda sur un ton sévère le Roi des Cieux.
- Que Votre Majesté me pardonne, s'excusa la Mort, mais cela ne se pouvait pas, j'ai dû
le laisser achever de peindre un visage.
- De ma vie je n'ai vu chose pareille ! s'exclama le Roi des Cieux, se départissent
complètement de son calme. Allons, vite amène-le-moi ! C'est la Loi du Ciel, et je ne la
laisserai pas enfreindre par un peintre grincheux !
Le Grand Faucheur dut donc redescendre sur Terre. En traversant la palmeraie, déjà il
voyait au loin la faible petite lumière clignotante à la fenêtre du pavillon de bambou,
seule tache claire dans la profonde obscurité. Il ouvrit brusquement la porte, mais resta
figé sur le seuil. Du tableau, un visage de jeune fille si tendre, si lumineux lui
souriait ! Un tel visage, même au ciel il eût été difficile d'en voir un pareil.
« En voilà une hâte », grommela le peintre, tout absorbé par sa peinture. Mais, comme
cette fois-ci la Mort ne se laissa plus repousser, Touo-lan-ka, obéissant, rassembla ses
affaires de peintre, quelques esquisses, un cierge de sacrifice et suivit enfin la Mort.
Quand ils furent devant le Roi des Cieux, le peintre s'agenouilla et s'inclina comme il
convenait à un simple mortel. Dans la main gauche, il tenait le cierge allumé, et dans
la droite son matériel de peinture.
- Bon, bon, dit le Roi des Cieux en hochant la tête d'un air magnanime, je sais que sur
la Terre tu étais un peintre célèbre, et que tu ne peux vivre sans ta peinture. Eh
bien, tu pourras continuer à peindre au Ciel !
Touo-lan-ka s'inclina profondément, en remerciant le Ciel lui-même de cet honneur.
Pourtant, il ne put retenir quelques larmes. Cela se comprend ! Il lui fallait se séparer
de son pays, de la Terre elle-même, à laquelle aucun ciel ne peut être comparé. Un peu
triste, il souffla son cierge, et la Mort le conduisant jusqu'à l'Esprit de la Vie, lui
dit :
- Dorénavant, ta place est ici : fais maintenant ce que tu dois y faire !
C'est ainsi que le peintre s'installa auprès de l'Esprit de la Vie. Il disposa sur le
sol, près de lui, ses pinceaux, sa pierre à délayer l'encre, son petit pot à eau, son
encre de Chine, et il se remit à peindre. Et chaque fois que l'Esprit de la Vie devait
décerner une âme à un nouveau-né, Touo-lan-ka cherchait dans ses portraits celui qui
allait convenir le mieux à ce futur être humain.
Il faut pourtant l'avouer, Touo-lan-ka trichait assez souvent ! Il ne voulait pas se
séparer de ses plus beaux portraits : il les gardait pour lui tout seul. Les mamans Tai
ont beau lui faire les plus belles offrandes pour qu'il attribue à leur bébé le plus
beau visage du monde, c'est peine perdue : les plus beaux, il les garde pour lui, là-haut
dans les cieux.
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