Le Bouddha parlant
Recherche par Arduinna
Il était une fois un riche fermier qui avait une fille unique. C'était une
très belle jeune fille, fraîche comme une fleur de jasmin, avec des yeux brillants et
des cheveux noirs comme l'aile d'un corbeau, tressés en deux longues nattes. Elle était
aussi gentille que belle, et très adroite par surcroît. Quand elle s'installait à son
rouet, elle oubliait tout le reste et filait, filait - et c'était plaisir de la voir.
Personne ne savait filer un fil aussi fin, fin comme un fil d'araignée, et doux comme la
soie. Lorsqu'au soir elle était ainsi à son rouet, les jeunes gens du village venaient
frapper à sa fenêtre et la priaient de les laisser entrer. Alors ils s'installaient
autour de la jeune fille au rouet, admiraient ses doigts agiles et fuselés, et
écoutaient sa voix harmonieuse qui accompagnait le doux ronronnement du rouet. Bien des
jeunes gens lui avaient déjà fait des propositions de mariage, mais elle ne faisait que
les repousser en riant.
Il y avait à la ferme de son père un berger, un beau garçon droit et souple comme un
jonc, fort comme trois hommes de sa taille et doté d'un coeur d'or, si bien que tout le
monde l'aimait beaucoup. Mais il était pauvre, pauvre au point que jamais le vent n'avait
jamais glissé dans sa poche le moindre petit sou de cuivre. Comme la jeune fille avait le
coeur bon et généreux, elle avait pitié du pauvre berger. Et comme de la compassion à
l'amour il n'y a souvent qu'un pas, ce qui devait arriver arriva. Un regard lancé à la
dérobée, le rouge qui lui monta au visage, un sourire du jeune berger à l'adresse de la
jouvencelle, les yeux brillant de tendresse - et nos deux jeunes gens étaient tombés
amoureux l'un de l'autre sans savoir comment. Mais le père, lui, voulait un riche fiancé
pour sa fille, il n'allait pas la donner à un pauvre berger ! C'est pourquoi les deux
amoureux devaient cacher leur amour, tels deux oiseaux perdus dans le brouillard.
Le berger se creusa longtemps la cervelle pour trouver le moyen de l'emporter sur le riche
fermier et faire son propre bonheur en même temps que celui de celle qu'il aimait et qui
l'aimait. Il eut un jour une idée qui s'avéra bonne. Il plaça un peu partout des
souricières, et attendit. Pas longtemps. Il entendit bientôt «clap» et une souris
couinait dans un piège.
- Libère-moi, libère-moi ! dit la souris. Je suis un prince, fils du roi des souris, si
tu me libères, mon père te récompensera richement.
- D'accord, mais d'abord appelle ton père, je voudrais lui parier, ordonna le berger au
souriceau prisonnier.
Le prince souriceau siffla, on entendit un grattement, et le roi des souris se présenta
devant le berger.
- Rends la liberté à mon fils, et je ferai pour toi tout ce que tu voudras, pria le roi
des souris.
- Je veux bien à une seule condition, dit le berger. Tu as trois jours pour creuser un
passage d'ici au temple.
- C'est un jeu d'enfant, affirma le roi. On entendit un grattement, et il disparut.
Il fit aussitôt convoquer toute sa tribu et les tribus amies, partout cela se mit à
gratter, grignoter, tapoter, ronger, si bien qu'avant la fin du troisième jour la gent
trottemenu avait creusé un tunnel reliant la chambre du berger au temple de Bouddha.
Alors, le berger libéra le prince souriceau, comme il l'avait promis.
La femme du fermier avait coutume d aller prier le Grand Bouddha en son temple tous les
jours au chant du coq. Elle s'agenouillait, s'inclinant jusqu'à toucher le soi de son
front, et marmonnait quelques prières afin que le Bouddha lui envoie sa bénédiction, à
elle et à sa famille.
Ce jour-là, elle s'était rendue au temple avec un panier plein d'offrandes. Elle entra
et, dès le seuil, tomba à genoux et frappa le sol de son front, leva les yeux vers le
Bouddha pour savoir s'il la regardait comme auparavant, son sourire céleste aux lèvres,
le salua trois fois et ajouta à sa prière quotidienne :
- Amitâbha, Amitâbha, protège-moi ainsi que toute ma famille, et fais que nous
puissions un jour passer la porte du paradis.
Il se fit alors un grand bruit dans le temple, la statue de Bouddha bougea sur son socle,
et une voix caverneuse monta dans le silence :
- Vous ne passerez pas la porte du paradis si vous ne donnez pas votre fille unique en
mariage au berger en service chez vous.
Le sang se figea dans les veines de la fermière. Elle en eut le souffle coupé ! Comme
hypnotisée, elle fixait l'insondable visage du Bouddha au sourire énigmatique, et alors
elle entendit encore la même voix sévère :
- Vous ne passerez pas la porte du paradis si vous ne donnez pas votre fille unique en
mariage au berger en service chez vous !
« Ainsi, ce n'est pas une illusion de mon ouïe », se dit la fermière, « mais depuis
quand est-ce que Bouddha parle ? » Mais comme elle craignait le Grand Bouddha, elle
sortit du temple en grande hâte et courait chez elle par le plus court chemin. Dans la
cour le berger, qui avait eu le temps de revenir par le tunnel, balayait d'un air
paisible.
Essoufflée, la fermière entra dans la salle et articula :
- Mon mari, nous devons marier bien vite notre fille au berger, sinon nous n'irons jamais
au paradis !
- Tu deviens folle, femme ? se récria le fermier. La marier à un miséreux de son
espèce ?
- Mon mari, déclara la fermière d'un ton sans répliques c'est Bouddha lui-même qui en
a décidé ainsi !
- Comment, Bouddha ? fit le fermier, incrédule. Qu'est-ce donc que cette folie, et depuis
quand Bouddha parle-t-il ?
- Si tu ne veux pas me croire, va au temple et convaincs-toi par tes propres oreilles.
Là-dessus, la fermière outragée laissa là son mari et s'en alla.
Le fermier hocha la tête. Il n'allait jamais au temple et ne se souciait pas trop de
Bouddha, mais il pensa qu'il n'était pas bon de plaisanter avec les puissances célestes.
Et si pourtant c'était vrai ? Comme toute cette histoire le tracassait, il décida
d'aller au temple le lendemain matin, pour se convaincre par lui-même.
Le lendemain dès potron-minet, il s'en allait chargé d'un panier des plus délicates
victuailles. Une fois entré dans le temple, il regarda la statue de Bouddha, mais n'y
remarqua rien de particulier. Bouddha était là, comme d'habitude, avec ce sourire
indéfinissable et les yeux à moitié fermés.
« Ma femme a dû rêver », se dit le fermier. Mais juste à ce moment-là, un bruit
étrange se fit dans le temple, la statue de Bouddha trembla, et dans le silence monta une
voix sévère qui sonnait creux :
- Vous ne passerez pas la porte du paradis si vous ne donnez pas votre fille unique en
mariage au berger en service chez vous.
- Amitâbha, aie pitié, je ferai tout ce que tu ordonnes ! promit le fermier atterré.
Une sueur froide lui perlait au front. Sans en entendre plus, il fit demi-tour et fila à
toute allure pour rentrer chez lui.
- Femme, appela-t-il dès le seuil, il nous faut marier au plus tôt notre fille au
berger, tu avais raison, le Bouddha a parlé vraiment !
Le père et la mère firent donc ce que Bouddha leur avait ordonné. Le mariage eut lieu
très tôt après cela. Il y eut à la noce de très nombreux invités, et la fête dura
trois jours et trois nuits d'affilée.
Après le mariage, la jeune femme dit à son jeune mari :
- Sans ce bon Bouddha de notre temple, jamais mes parents ne m'auraient mariée à toi.
Nous devons lui en être reconnaissants, et ne jamais l'oublier. Alors elle expliqua au
berger toute l'histoire du temple et du Bouddha parlant, en insistant pour que son mari
n'oublie surtout pas de lui faire de riches offrandes.
Le berger ne savait trop quelle contenance prendre. Après un moment de réflexion il dit
:
- Je crois que ce devait être une incarnation de Bouddha vivant, et, intérieurement, il
riait de bon coeur à l'idée de la façon dont lui, pauvre berger, était arrivé à
épouser la fille du riche fermier. Et il n'en souffla jamais mot à personne ! |
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