Le Génie de la Pluie et la
Grenouille
Parmi des écueils désolés, au bord de la mer, vivait dans une profonde caverne le
Génie de la Pluie, le dragon Mua. L'Empereur du Ciel lui avait donné pour tâche
d'arroser la terre. Dès que le niveau des rivières et des fleuves baissait, que l'eau
disparaissait des rizières et que le sol durcissait, Mua sortait de sa grotte, se
penchait sur le miroir de la mer et buvait à n'en plus finir. Puis il prenait son envol,
et recrachait cette eau sous forme d'une pluie bienfaisante partout où le besoin s'en
faisait sentir. Malheureusement, Mua était fort capricieux et paresseux de surcroît.
S'il décidait soudain qu'il n'avait pas envie d'aller plus loin, il pouvait déverser
d'un seul coup toute l'eau qui lui restait sur une région qui n'en manquait pas, et
provoquer ainsi des inondations. Plus grave encore, il lui arriva une fois de ne pas
mettre le nez dehors durant des semaines. La terre fut bientôt aussi dure que de la
pierre, plantes et animaux souffrirent terriblement. Mais alors que toutes les bêtes se
résignaient déjà à mourir de soif, la grenouille refusa de subir ce triste sort ; elle
décida d'aller trouver l'Empereur du Ciel et de se plaindre à lui des négligences du
Génie de la Pluie.
En chemin elle rencontra d'abord le crabe, puis le renard, l'ours, le tigre et pour finir
l'abeille. Ils essayèrent tous de la faire renoncer à son projet : le voyage était
périlleux, et qui pouvait assurer qu'il servirait à quelque chose ? Mais la grenouille
était tenace : ce fut elle qui réussit à les convaincre.
" Pourquoi attendre sans rien faire que la mort nous emporte ? " leur dit-elle.
" Si vous m'accompagnez, nous serons plus nombreux et nos réclamations auront plus
de poids auprès de l'Empereur du Ciel. "
Les animaux en convinrent et se joignirent à elle. Ensemble, donc, ils arrivèrent au
palais céleste. Devant le portail se trouvait un grand tambour. Quiconque estimait que
l'injustice régnait dans le ciel ou sur la terre avait le droit de s'en servir. Mais
avant que les plaignants ne commencent à taper dessus, la grenouille les arrêta.
" Qui sait quel accueil nous allons recevoir ? " dit-elle à ses amis. " Il
serait plus prudent que vous vous cachiez à proximité et que vous sortiez quand je vous
ferai signe. "
Le crabe se traîna jusqu'à une petite mare près de la porte, l'abeille se faufila sous
le seuil, le renard, l'ours et le tigre se cachèrent derrière les épaisses colonnes de
l'entrée. La grenouille hocha la tête, satisfaite, et frappa le tambour de toutes ses
forces. Il s'avéra aussitôt qu'elle avait eu raison de se montrer prudente : l'Empereur
du Ciel et les autres divinités étaient en voyage et ce fut le Génie de la Pluie, Mua
en personne, qui apparut à la fenêtre. Las de s'ennuyer dans sa caverne, il était venu
faire un petit séjour à la Cour céleste et attendait là le retour de ses divins
confrères.
" Qui ose troubler ainsi mon repos ? " gronda-t-il, avant d'ordonner au garde
d'aller voir ce qui se passait.
Le garde courut à la porte et revint sur le champ. " C'est la grenouille, Votre
Grâce. Elle veut se plaindre à l'Empereur du Ciel que vous ne faites pas votre travail.
" " Quelle insolence ! " s'écria le Génie de la Pluie. " Non
contente de tambouriner à m'en crever les tympans, elle a encore l'audace de venir
plaider contre moi ? " Et la grenouille tambourinait vraiment comme une endiablée,
car elle espérait que l'Empereur du Ciel l'entendrait et reviendrait au palais. Or
c'était précisément ce que Mua voulait empêcher à tout prix... Il commanda donc au
coq céleste de voler jusqu'à la porte et de becqueter cette effrontée jusqu'à ce que
mort s'ensuive. Le coq aiguisa ses ergots et s'en alla exécuter sa mission. Alors la
grenouille fit vite un petit signe au renard, et en un tournemain le malheureux coq se
retrouva tout piteux devant le dragon : de sa belle queue multicolore, il ne lui restait
plus que quelques plumes éparses.
" Hum, il s'agit là d'une drôle de grenouille, apparemment ! " bougonna Mua
d'un ton furieux. " Elle est assise devant la porte, et il lui suffit de s'enfler
pour que le coq céleste perde ses plumes ? Non, mais ! Je vais lui montrer qui commande
ici, et lancer le chien céleste à ses trousses ! "
Cette fois-ci, la grenouille fit signe à l'ours.
Dès que le chien s'approcha, le gros animal surgit de derrière son pilier et lui donna
de ses pattes griffues une accolade que l'animal céleste n'oublierait pas de sitôt...
Son travail accompli, et le chien parti en trombe, l'ours réintégra sa cachette comme le
renard l'avait fait avant lui. " Je vais enfin pouvoir me reposer en paix ! " se
disait au même moment Mua, satisfait. Mais un coup d'oeil par la fenêtre lui prouva à
quel point il se trompait : le chien céleste revenait, l'échine hérissée et la queue
entre les pattes, tandis que la grenouille se gonflait au maximum pour reprendre son
concert.
" Garde ! " vociféra le dragon. " Vas-y toi-même et règle son compte à
cette impudente ! "
Le garde s'inclina, empoigna une lourde lance et prit la forme d'un serpent de feu pour
aller jusqu'à la porte. Sur un signe de la grenouille, l'abeille vola hors de sa cachette
et le piqua à l'oeil. Le serpent hurla de douleur, si fort que les piliers de pierre qui
soutenaient le palais céleste en tremblèrent.
" Ah ! Le garde pousse son cri de victoire ", se dit le dragon. Mais le
malheureux avait bien autre chose à faire : il voulut rafraîchir son oeil enflé dans la
mare. Le crabe sauta sur l'occasion et se mit à pincer tout ce qui était à sa portée !
Alors le pauvre garde se remit à hurler au point d'en ébranler les murs.
" Ce n'est qu'une victoire sur une grenouille ordinaire ! Il la fête un peu
bruyamment à mon goût ", songea le dragon.
Devant la porte, le garde essayait de retrouver la terre ferme pour se sauver. Mais avant
qu'il ait pu essuyer l'eau qui l'aveuglait, l'ours et le tigre se jetèrent sur lui. Le
malheureux ne savait plus ce qui lui arrivait : où qu'il allât, où qu'il se tournât,
ce n'étaient que morsures et piqûres, pincements et coups de griffes. Car le renard et
l'abeille, bien entendu, n'entendaient pas demeurer en reste ! Et quand, par-dessus le
marché, il entendit la grenouille crier : " Bon, à présent donnez-moi mon bâton,
que je lui apprenne à vivre ! " il détala comme une flèche vers le palais. Le
Génie de la Pluie était justement à la fenêtre. Ce qu'il vit figea son sang de dragon
dans ses veines : le garde revenait en courant comme un fou, à demi-aveuglé, les traits
déformés par la terreur. Et derrière lui, sur le seuil du palais, la grenouille
s'enflait et coassait : " Si le Génie de la Pluie ne se remet pas sur le champ au
travail, il va voir ce qu'il va voir ! "
Et boum, boum, boum ! le tambour retentit à nouveau dans un vacarme assourdissant.
" Que se passe-t-il donc ici ? " lança soudain la voix tonitruante de
l'Empereur du CieL " Qui endure une injustice à ce point insupportable que la voix
du tambour m'ait fait revenir de l'autre bout du monde ? " " C'est moi qui ai
tambouriné ", avoua courageusement la grenouille. Et elle expliqua sans détours au
Maître du Ciel les raisons de sa plainte. L'Empereur fronça les sourcils, mécontent, et
jeta un regard sévère au Génie de la Pluie. Celui-ci s'était fait tout petit ; s'il
l'avait pu, il se serait volontiers changé en un minuscule lézard afin de disparaître
dans la première fente venue.
" Redescends tout de suite et exécute ta mission ! " lui ordonna son Maître.
" Et quand tu auras terminé, reviens me trouver pour subir ton châtiment ! "
Le dragon Mua s'envola donc, et la Divinité suprême put alors mesurer les dégâts
causés par la grenouille et ses amis. Le garde, le chien et le coq célestes n'étaient
vraiment pas beaux à voir... "
Je dois reconnaître qu'une grande injustice s'est produite dans le ciel et sur la terre
", déclara l'Empereur, se tournant vers la grenouille. " Si Mua, à l'avenir,
se montrait coupable d'autres négligences, ne te donne pas la peine de revenir ici.
Contente-toi de coasser très fort, cela suffira. Le Génie de la Pluie se souviendra
aussitôt de ce qu'il a à faire. "
La grenouille le remercia et s'en retourna chez elle avec ses amis. Quant à Mua, il fut
sévèrement puni : dès qu'il eut fini d'arroser la terre, il rentra dans sa caverne où
quatre démons s'emparèrent de lui. Alors le coq céleste se mit à le picorer de son bec
pointu jusqu'à ce qu'il ne lui restât plus le moindre bout de peau en bon état. Depuis
lors, quand il fait trop sec, les grenouilles n'ont qu'à coasser : le Génie de la Pluie
en a aussitôt la chair de poule et s'empresse de se remettre au travail. Et si un jour,
malgré tout, sa paresse reprenait le dessus, ce serait l'Empereur du Ciel en personne qui
le rappellerait à l'ordre... car il n'a pas la moindre envie de recevoir une nouvelle
visite de la grenouille. Depuis ce temps-là aussi, les hommes vénèrent les grenouilles.
Et certains prétendent même qu'elles sont apparentées à l'Empereur du Ciel.
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