Il n'existait pas dans tout le pays, de fille plus jolie que Nhan Diep. Nombreux était
les jeunes gens des environs et même de loin qui la souhaitaient pour femme, mais Nhan
Diep, très conscient de sa beauté, repoussait l'un après l'autre tous ses prétendants.
Elle rêvait qu'un jour un beau mandarin passerait par là et l'emmènerait dans sa
maison, où elle vivrait dans le luxe et l'abondance. Mais comme le temps passait et
qu'aucun mandarin ne se présentait, elle fini par épouser le jeune paysan Ngoc Tam ;
elle savait en effet qu'il aimait de tout son cur et qu'il exaucerait ses moindre
caprices. Ngoc Tam était si heureux qu'il eût volontiers porté sa femme sur ses deux
mains. Nhan Diep n'avait même pas à lever le petit doigt ; son mari, au petits soins
pour elle, s'occupait de tout dans la maison. Il faisait jusqu'à jusqu'à la cuisine et
à la vaisselle. Et la moindre piécette qu'il réussissait à épargner, il la
transformait aussitôt en cadeau pour sa femme adorée. Mais Nhan Diep n'était toujours
pas satisfaite. Son âme insatiable réclamait sans cesse de nouvelles choses, tant et si
bien que ce mécontentement perpétuel finit par la rendre malade et qu'elle en mourut.
La mort de son épouse frappa Ngoc Tam comme la foudre. Tout un jour et toute une nuit il
resta assis au chevet de la défunte, versant des larmes brûlantes. Il alla jusqu'à
refuser d'enterrer son corps. Il préféra le porter dans sa barque, où il le couvrit de
fleurs. Puis il se laissa glisser avec lui au gré de la rivière. Eperdu de douleur, il
ne mangeait plus, ne dormait plus, mais ne faisait que de pleurer et se lamenter.
Le troisième jour, Ngoc Tam était si faible qu'il n'avait plus la force de gouverner sa
barque. Celle-ci finit par s'échouer en un endroit peu profond, sur une rive où
poussaient quelques rares fleurs et des mauvaises herbes. Ngoc Tam mit pied à terre pour
aller cueillir des fleurs fraîches, et se retrouva face à un noble vieillard appuyé sur
un bambou. Sa chevelure et sa barbe avaient la blancheur du coton, mais son vissage
rayonnait de jeunesse et ses yeux brillaient comme des charbons ardents.
Ngoc Tam compris qu'il avait devant lui l'Esprit du Sud, dont on dit qu'il connaît les
vertus des plantes, qu'il peut guérir les malades et même ramener les défunts à la
vie. Le mari éploré se jeta à terre devant le Génie et l'implora avec désespoir :
" ô puissant Esprit, daigne m'écouter ! Arrache à l'amertume du chagrin, ramène
à la vie mon épouse bien-aimée ! "
Le vieillard ordonna à Ngoc Tam de se relever et dit : " Tu viens d'émettre un
funeste souhait, malheureux. Demande-moi plutôt autre chose. Je connais la noblesse de
ton cur et ta générosité sans bornes. Deviens mon élève, afin d'apprendre à
soulager ceux qui souffrent. Il s'agit d'une tâche digne des meilleurs ! " Mais Ngoc
Tam fit la sourde oreille aux beaux discours du Génie. Il n'avait qu'un seul et unique
souhait, et supplia tant et plus qu'il soit exaucé.
Finalement, le vieillard se laissa fléchir. Il accompagna Ngoc Tam jusqu'à sa barque et
lui dit : " Si tu veux éveiller ta femme du sommeil éternel, offre-lui trois
gouttes de ton sang. Mais réfléchis bien, tu pourras le regretter un jour ! "
Sans hésiter, Ngoc Tam tira son couteau et s'entailla un doigt. Puis il fit tomber un peu
de sang sur les lèvres de la morte. A l'instant où la troisième gouttes la toucha, les
joues livides de la jeune femme reprirent leurs couleurs, elle ouvrit les yeux et murmura
avec étonnement : " Ah je viens de faire un étrange rêve !"
"Ce n'était pas un rêve femme ! " déclara l'Esprit du Sud. " Ton âme
avait déjà franchi le grand fossé qui sépare le monde des vivants au royaume des
morts. Seul l'immense amour que te porte ton époux a pu te ramener à la vie. Sache-le :
toute femme doit respect et obéissance à son mari, mais toi en outre, tu lui es
redevable de la vie ! Ne l'oublie jamais. "
Puis le vieillard se retourna vers l'heureux homme : " Je te souhaite un bonheur
éternel, mais je ne crois pas à la reconnaissance des hommes. Souviens-toi : Si un jour
ta femme venait à te trahir, réclame-lui ce que tu lui as donné ! " Cela dit, il
disparut.
Transporté par une joie inexprimable, Ngoc Tam installa sa femme dans la barque et se mis
à ramer pour rentrer chez eux. Nhan Diep se fit raconter ce qui s'était passé, puis
elle abaissa ses longs cils sur ses beaux yeux en amande." Crois-moi chéri, je
n'oublierai jamais ce que je te dois ! " promit-elle. Ngoc Tam, modeste, fit un petit
geste de la main. " Le principal est que nous soyons de nouveau ensemble ! "
déclara-t-il d'une voix émue.
Vers le soir ils atteignirent une ville. Ngoc Tam arrima sa barque à la berge et se
rendit au marché pour acheter de quoi manger. A peine était-il parti qu'une grande
jonque vint s'amarrer juste à côté de la barque où Nhan Diep était assise. Le
propriétaire, un riche marchand, fut aussitôt séduit par la belle jeune femme et il
l'invita à prendre une tasse de thé sur son bateau. " Tu peux aussi admirer les
étoffes de soie et de brocart que j'ai à bord, ma beauté ", proposa-t-il. "
Peut-être qu'un coupon te plaira. "
Nhan Diep ne refusa pas longtemps. Et tandis qu'elle était assise à boire du thé, le
marchand fit hisser les voiles et l'emmena.
Ngoc Tam, à son retour, trouva la barque vide. Il courut en tous sens sur la berge,
affolé, cherchant sa femme, quand un pêcheur lui apprit ce qui était arrivé. Alors il
sauta vite dans sa barque et se mit à ramer de toute ses forces pour rattraper la jonque.
Mais celle-ci, bien sûr, était déjà loin.
Un mois entier, le malheureux mari chercha sa femme. Un jour, enfin, il aperçut la jonque
dans le port : Nhan Diep se tenait sur le pont, vêtue de brocard et de soie. L'existence
qu'elle menait lui plaisait tant, qu'elle avait oublié son époux depuis longtemps. Et
quand elle le vit surgir devant elle, amaigri et en haillons, une ombre de contrariété
passa sur son visage.
" Quand donc décideras-tu à me laisser en paix ? " cria-t-elle. "
Crois-tu sérieusement que j'ai pu éprouver le moindre plaisir à épouser un pauvre
idiot comme toi ? Je possède enfin tout ce dont j'ai rêvé ma vie durant. Et toi, je ne
veux plus jamais te revoir ! "
Alors Ngoc Tam comprit pour la première fois qu'elle ne l'avait jamais aimé.
L'avertissement du Génie lui revint en mémoire, ainsi que son ordre. Aussi déclara-t-il
lentement : " Je veux bien exaucer ton souhait, mais tu me dois trois gouttes de
sang. Rends-les moi, et tu ne me verra plus jamais ! " " S'il ne t'en faut pas
plus ! "riposta Nhan Diep avec un rire satisfait. Heureuse de se débarrasser à si
bon compte de son mari, elle tira une épingle à cheveux de sa coiffure compliquée et
s'en piqua le doigt. Mais à peine avait-elle laissé tomber trois gouttes de sang que le
sortilège du Génie avait perdu son pouvoir, et elle s'effondra sur le sol raide morte.
Mais même dans la mort, l'âme de Nhan Diep ne put trouver l'apaisement. Elle était
tellement obsédée par son désir de richesses qu'elle se transforma en un petit insecte,
et donna ainsi naissance au premier moustique. Sous cette forme, elle espérait en effet
pouvoir reprendre à Ngoc Tam ses trois gouttes de sang et redevenir la belle Nhan Diep.
Depuis ce temps les moustiques ont proliféré sur la terre entière, et leur soif de sang
dure encore de nos jours. |