Dans le village et les alentours tout le monde
savait ce quétait un loup-garou même si la plupart des paroissiens nen
avaient jamais vu. Les farauds avaient beau crâner parfois quand ils avaient bien bu, et
rire de ces « histoires de peur » racontées par les vieilles, quand il sagissait
du loup-garou, un petit frisson leur parcourait léchine. Et sans le dire, des
hommes et des jeunes gens, rentrant la nuit dune veillée dans un village voisin,
évitaient les fermes où veillaient des chiens noirs. On nétait jamais trop
sûr... Aussi les parents surveillaient les jeunes
qui dansaient dans les veillées, les filles surtout, de crainte quelles ne
samourachent dun « bambocheur* », dun garçon qui risquait sa vie
éternelle en blasphémant, et pire : en négligeant de faire ses pâques !
Les pratiques religieuses tenaient une grande place dans
la vie des gens et les curés ne se gênaient pas pour promettre lenfer aux hommes
et aux femmes qui négligeaient leurs devoirs de religion. Et pourtant, un jour Firmin
Jambette eut loccasion de voir de près un loup-garou. Ce fut à loccasion
dun mariage.
Dans le village, une jeune fille nommée Catherine
Miquelon était arrivée à lâge de se marier. Les prétendants ne manquaient pas.
Et voici que, pendant le carnaval, elle assista avec ses parents à une fête de famille
chez des parents de lautre côté du fleuve. Et là, elle reçut les attentions
dun jeune homme de Cap-Santé, un garçon du nom de Misael, qui la fit danser dix
fois plutôt quune. Lors du réveillon, assis en face delle, il lui proposa :
- Après la fête, si vous le voulez bien, je vous
raccompagnerai chez vous. Jai un beau petit cheval bai et ma carriole fraîchement
repeinte.
Catherine donna son accord en ajoutant :
- Si mes parents le veulent bien, je viendrai avec vous.
Et la fête finie, la carriole blanche attelée au beau
petit cheval bai suivit les autres qui traversaient le fleuve sur le pont de glace. La
route était balisée dépinettes* et la glace était épaisse. Et le cheval
connaissait son chemin si bien que Misael avait tout le loisir de courtiser la belle
Catherine et de la protéger du vent avec la grosse peau dours. Il fallait entendre,
en plus du son des grelots de cuivre de lattelage, le trot rapide des chevaux et le
chant des lisses dacier sur la route sonore. Le voyage sur le fleuve ne parut pas
long et comme lépoque était aux réjouissances au milieu du carême, Misael resta
à la ferme pour enterrer le mardi gras avec sa nouvelle amie. Cest à la veillée
que Firmin Jambette rencontra le « nouveau » et devint son ami.
Et au bout dun an, ne soyons pas surpris, on
annonça les fiançailles de Catherine et de Misael.
Nous étions donc arrivés à la veille du mariage. Le
troisième ban avait été publié du haut de la chaire. Le promis était arrivé chez sa
future avec son garçon dhonneur, son père et plusieurs de ses amis. Chacun se
disputait le plaisir de les héberger. Ils commencèrent par célébrer la mariée et se
rendirent donc, le violoneux en tête, chez le père Miquelon. Ils venaient dire un tendre
adieu à la jeune fille et lui faire des souhaits qui jetteraient un peu de trouble dans
son cur ! Les noces allaient être joyeuses : elles commençaient si bien ! Les
violons vibraient sous le crin rude des archets. Les danses faisaient entendre au loin
leurs mouvements rythmés comme si les pieds retombant en mesure sonnaient comme les
fléaux des batteurs de grain. Or, pendant que le rire sépanouissait comme un
rayonnement sur les figures animées et que les refrains allègres se croisaient comme des
fusées dans latmosphère chaude, le premier coup de minuit sonna. Le « marié »
sesquiva sournoisement. Il sortit de la maison.
Minuit ! Cétait lheure du départ. Les
violons se turent. Le garçon dhonneur savança alors dans la foule et demanda
:
- Le marié est-il ici ? Il faut quil me suive : il
est encore mon prisonnier. Demain une jolie fille le délivrera.
Ce fut alors un éclat de rire. Puis, après un moment,
lun des convives dit quil lavait vu sortir, tête nue, au coup de
minuit, par la porte de derrière.
On attendit quelques instants puis le garçon
dhonneur entrouvrit la porte et jeta un coup dil au dehors. Il ne vit
personne. Il sortit. Au bout dun quart dheure, il revint, seul.
- Cest singulier, remarqua-t-il.
- Lavez-vous appelé ? demanda Firmin.
- Oui, mais sans succès comme vous le voyez.
Catherine, la future, devenait inquiète.
- Il va rentrer, disait-on. Il ne peut rien lui arriver
de fâcheux la veille de ses noces ! Et en plus, il est sorti sans chapeau !
- Qui sait ? un étourdissement ... une chute...
Tous les hommes se mirent à chercher. Ils cherchèrent
dans la grange, sur le foin, dans la tasserie*, dans les crèches, partout. Une heure
sonna et Misael nétait pas revenu. Des femmes se mirent à pleurer. Catherine
était pâle et une horrible angoisse lui serrait le cur. Firmin, qui cherchait son
ami dans une remise, pensa soudain quil était peut-être allé à lécurie
où se trouvait le jeune cheval bai dont il était si fier. Il sy rendit et comme il
levait le crochet de fer qui tenait la porte fermée il entendit marcher derrière lui sur
la neige. Il crut dabord que cétait quelquun de la noce. Il se retourna
pour linterpeller. Et dans la noirceur que le sol couvert de neige éclairait un
peu, il vit venir vers lui une bête de la taille dun gros chien. Elle était noire
avec des yeux rouges flamboyants qui éclairaient comme des lanternes. Il resta là, figé
de peur, incapable de bouger.
Lanimal savançait vers lui et le regardait.
Puis, il ouvrit sa gueule et montra des crocs menaçants. Firmin ressentait une peur
épouvantable ; il se dit quil allait être dévoré par ce loup affamé et que
cen était fait de sa vie.
Mais linstinct de conservation lui revint tout à
coup ; il fit sauter le crochet de fer et entra dans lécurie. Le loup entra à sa
suite. Firmin fit le signe de la croix et, malgré sa peur, il sortit son couteau de sa
poche et sapprêta à défendre sa vie, coûte que coûte.
Lanimal se dressa et lui mit ses pattes velues sur
ses épaules tandis quil allongeait, comme pour le mordre, son museau pointu
doù sexhalait un souffle brûlant. Firmin frappa. Le couteau atteignit
lépaule du loup et fit couler le sang. Aussitôt la bête disparut et un homme
blessé à lépaule surgit on ne sait doù.
- Vous mavez délivré, fit lhomme.
Et à ce moment, Firmin reconnut Misael !
- Comment, Misael, cest vous ?
- Oh ! nen dites rien, sil vous plaît !
- Vous courez le loup-garou ? Qui aurait pensé cela !
sécria Firmin.
Et, reprenant ses esprits, il pensa à la noce, à
Catherine. Allait-elle donc épouser un mécréant qui navait pas fait ses pâques
depuis plus de sept ans ? Il ne savait plus quoi faire et que penser quand Misael dit à
voix basse :
- Je vais aller à confesse demain, je le jure. Ne dites
rien, je promets de changer de vie. Je serai un bon chrétien à lavenir.
- Le jurez-vous ? fit Firmin.
- Je le jure !
- Si vous ne tenez point votre parole, je dirai tout !
dit Firmin. Et le mariage naura pas lieu.
- Cest promis.
Pendant ce temps, dans la maison du père Miquelon, la
plupart des hommes étaient rentrés. Ils causaient à voix basse comme auprès dun
mourant. Tout à coup, la porte souvrit et le « marié » parut. Il était livide.
Du sang coulait le long de son bras et tombait goutte à goutte du bout de ses doigts
glacés. Firmin le suivait sans dire un mot avec un visage blême et lair hébété
dun homme qui ne sait pas sil dort ou sil veille.
- Doù viens-tu, Misael ? Que test-il donc
arrivé ? demanda le garçon dhonneur.
Assez gauchement, il dit :
- Javais senti un malaise et je suis sorti pensant
que lair froid me ferait du bien. Je suis tombé sur la glace et me suis blessé à
lépaule. Jai dû perdre connaissance...
Firmin le regardait avec des yeux animés. Il laissait
voir, par des signes de tête et des haussements dépaules, quil en
connaissait long. Mais il ne dit rien. On pansa la blessure. On aurait dit un coup de
couteau. Il y a des glaçons qui tranchent comme un poignard.
On but une dernière rasade et chacun alla se coucher.
Le lendemain les cloches carillonnèrent pour le mariage
de Catherine et Misael. Avant de se présenter à lautel, Misael passa par le
confessionnal sous lescorte de Firmin. Il y resta longtemps.
Ce fut une belle noce. Tout le monde dansa à la santé
des nouveaux époux. Et Firmin Jambette garda son secret pour lui tout au long de sa vie.
Ce nest que sur son lit de mort quil raconta cette histoire de loup-garou.
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