Mais le diable possédait aussi un
refuge à Bicêtre !, un bâtiment appelé : « La grange-aux-queues », un lieu où se
déroulaient d'affreux sabbats. Le clergé s'en émut, mais là ses exorcismes n'eurent
aucun succès.
La chose parvint aux oreilles d'un barbier qui proposa à l'évêque de chasser le démon
de ce lieu, moyennant cent écus. L'évêque accepta.
Une nuit donc, le barbier, un cierge allumé à la main, et un flacon d'eau bénite dans
sa poche, pénétra dans la grange déserte. Il n'eut pas longtemps à attendre avant que
n'apparaisse devant lui l'homme, pâle, vêtu de rouge.
- Que viens-tu faire ici ? demanda le diable.
- Je... je voudrais posséder ce bâtiment. Je le trouve à mon goût.
- Que m'offres-tu en échange ?
- Mon âme.
- Marché conclu !
Le diable s'empressa d'inscrire la transaction sur un parchemin qu'il signa. Après quoi,
il s'inquiéta :
- Et quand pourrai-je prendre possession de ton âme ?
- Dès que vous aurez éteint ce cierge, et seulement si c'est vous qui l'éteignez.
- Facile...
Le diable avança aussitôt la main, mais déjà le barbier avait rangé sa bougie, ainsi
que le parchemin, dans la fiole d'eau bénite sortie de sa poche.
Comme s'il était brûlé par un feu du ciel, l'homme pâle vêtu de rouge poussa un
hurlement de dépit, et s'enfuit sans hésiter davantage.
C'est ainsi que le barbier gagna cent écus, et que le diable dut chercher où loger
ailleurs. À CERNAY-LA-VILLE, on
conte qu'un jour le diable attaqua un abbé qui s'en revenait de visiter une métairie
appartenant à son abbaye.
L'homme allait tranquillement lorsqu'il vit un arbre, oui un arbre, s'élancer, contre
lui, le bousculer, le jeter à terre.
Affolé, le prêtre fit un signe de croix, devinant le démon. Alors, l'arbre recula, et
se transforma en chevalier armé de sa lance.
Celui-là, l'abbé put l'éviter, Dieu sait comment. Mais il n'était qu'au début de ses
peines : le chevalier devenait fantôme au long cou, que l'abbé, reprenant quelque peu
ses esprits, transforma en nain minuscule, grâce à un grand coup de poing sur la
tête...
Le diable ne lâchait pas prise malgré d'autres signes de croix, nombreux et
précipités. Il devint porc grognard, puis âne affublé de cornes au lieu d'oreilles.
L'abbé se démenait... Il ramassa un bâton, en fit des moulinets terribles. Mais il ne
put empêcher l'âne de devenir tonneau, puis roue de charrette... Comme il tombait au sol
emporté par son élan, la roue de charrette lui passa sur le ventre. Le prêtre sentit sa
dernière heure venue : d'un effort suprême il esquissa un nouveau signe de croix.
C'est plus que n'en pouvait supporter le diable, sans doute, car il disparut, vaincu à la
fin de ce terrible combat.
Le conte, certainement incomplet, ne précise pas si le métayer avait ou non beaucoup
fait boire l'abbé durant sa visite à la ferme.
À LONGPONT-SUR-ORGE, le diable décida
de s'opposer à la construction d 'une église.
Il fit tant et si bien que le travail des ouvriers de chaque jour se trouvait gâché la
nuit venue par ses soins. Longtemps l'église ne parvint pas à sortir de terre. Personne
n'y comprenait rien.
Jusqu'au jour où une pieuse comtesse vint travailler sur le chantier, sans doute
inspirée par une volonté divine.
Inquiet, le diable se fit forgeron pour surveiller ses agissements de près.
Bientôt, il s'aperçut que l'église commençait à prendre forme, et qu'il n'y pouvait
plus rien.
Plein de rage, il essaya tous les moyens pour gâcher le travail, l'empêcher de
s'exécuter. En vain : il coupait les cordages reliant les parties d'échafaudages,
ceux-ci ne s'écroulaient pas ; il sciait les barreaux des échelles, personne ne tombait
; il perçait le fond des auges, le plâtre y demeurait tout de même... Le
diable-forgeron alla jusqu'à chauffer à blanc une barre de fer que la pieuse comtesse
utilisait pour transporter des seaux sur son épaule frêle. La comtesse la saisit à
pleines mains, sans se brûler d'aucune façon. Il est vrai que l'eau provenait aussi
d'une fontaine miraculeuse...
Le diable comprit sa faiblesse, il disparut, dépité.
À SAINT-CLOUD, près de Paris, ce n'est
pas une église, mais un pont sur la Seine que l'on construisait en ce temps-là.
Sans que le diable ne s'en mêle, les moines bâtisseurs n'arrivaient pas à se sortir de
l'ouvrage, les matériaux tombaient dans l'eau, les piles s'écroulaient, et le bailli de
Saint-Cloud se désespérait en contemplant ce permanent désastre.
Un matin, alors qu'il rentrait tristement chez lui, il fut abordé par un homme qui le
salua avec beaucoup de politesse.
- Que puis-je pour vous ? demanda le bailli.
- Pardon, c'est moi qui peux quelque chose pour vous, et non le contraire, rectifia
l'homme.
- Tiens, et à propos de quoi ?
- À propos de votre pont.
Le bailli eut un geste de surprise ; l'autre reprit :
- Jouons cartes sur table, je connais vos difficultés ; moi seul suis capable de les
surmonter. Je me présente : Lucifer, diable.
Le bailli sursauta, un cri allait jaillir de sa gorge : « Vade retro, Satanas ! » mais
il sut l'étouffer à la dernière seconde.
Au contraire, il dit, reprenant sa respiration :
- Très bien... Voulez-vous m'accompagner chez moi, nous arriverons peut-être à nous
entendre ?
Le diable suivit le notable en se frottant les mains. Ils entrèrent dans la maison du
bailli, s'installèrent tous deux dans un cabinet tranquille. Une servante leur servit à
boire.
- Et maintenant, parlons, commença le bailli. Votre proposition m'intéresse. En échange
de votre aide, je vous offre beaucoup d'argent.
Le diable éclata de rire : de l'argent, des lingots d'or, des pierres précieuses, il
savait en fabriquer lui-même !
- Non, monsieur le bailli, en échange d'un pont, je ne veux qu'une chose, l'âme de la
première créature vivante qui passera dessus.
Le bailli réfléchit un bon moment avant d'accepter le marché.
Le diable établit donc sur le champ un contrat dans les règles, en deux exemplaires, les
data, les signa, et prit congé du bailli, bien content, son contrat en poche.
Dès le lendemain, ce fut le début d'une sorte de miracle : les moines-bâtisseurs
pouvaient bâtir n'importe comment, les pierres semblaient se mettre en place toutes
seules. Louant le Seigneur, les moines redoublèrent d'efforts, si bien que le pont fut
achevé en un rien de temps, enjambant la Seine avec beaucoup d'élégance.
Mais avant cet achèvement, le bailli prit soin de mettre toute la région en garde : que
personne, surtout, ne passe sur le pont sous peine d'être emporté par le diable...
Vint le jour de l'inauguration ; la foule se pressait, mais demeurait à l'écart,
regardant de loin, le diable tout guilleret, assis sur le parapet, attendant qu'on le
paie.
Le bailli avança seul vers le pont. Le diable se leva à son approche :
- Ce sera donc vous, dit-il, qui allez vous dévouer. Pourquoi pas ? J'ai déjà de
nombreux baillis en enfer, mais qu'importe, un de plus ne me déplaît pas...
Sans répondre, le bailli décroisa les bras de l'ample manteau qu'il portait. Et de sa
manche jaillit un chat noir qui fila devant Lucifer et traversa le pont comme une flèche.
- Marché tenu ! cria le bailli. Dépêchez-vous de rattraper la première créature
vivante qui est passée sur le pont ! Je ne pense pas qu'elle ait une âme, mais cela
n'était point précisé dans le contrat...
La foule riait, applaudissait ; le diable se sauva piteusement.
C'est peut-être depuis ce temps là qu'on accuse les chats de diableries.
En tous cas une chose semble assez étonnante : dans bien des régions de France on
raconte avoir construit des monuments grâce à l'aide du diable, payé de la même façon
qu'à Saint-Cloud. Comment se fait-il que le diable soit tombé chaque fois dans le même
piège ?
Au fond, il ne doit pas être très intelligent, ou bien alors, son envie de faire du mal
et de remplir l'enfer d'âmes perdues est si forte qu'elle l'empêche de profiter des
leçons de l'expérience.
|