Les pentes des montagnes de
Provence n'abritent pas que des gens aussi respectables. On dit même que la vallée de la
Roya est hantée par des êtres bien singuliers ... Certains soirs d'été, lorsque l'orage gronde, les falaises qui
bordent la Roya résonnent encore de mille voix inquiétantes. Ce sont celles des
sorcières qui jalousent les bergères aux jupons fleuris se hâtant de rentrer leurs
troupeaux à la bergerie.
Marion était la plus jolie d'entre les jeunes filles qui surveillaient les moutons et les
vaches sur les pentes des montagnes. Ses cheveux de miel semblaient une insulte aux
tignasses hirsutes des haineuses magiciennes, dont on apercevait parfois les touffes
rebelles aux crêtes d'un vallon. Ses yeux d'un bleu sombre, plus profonds que la nuit,
faisaient rêver les garçons du pays. Et la douceur de sa voix n'avait d'égale que celle
de son coeur.
Rase-Mottes, la plus hideuse et la plus hargneuse des sorcières, ne pouvait supporter
autant de parfaite beauté. Elle s'en ouvrit à ses soeurs :
- Cette Marion me rend malade ! Envoûtons-la... transformons-la en grenouille ou en
araignée.
- Impossible ! décrétèrent les autres. Nous avons déjà essayé. Il émane d'elle un
charme si puissant que nous n'arrivons à la métamorphoser qu'en biche ou en hirondelle.
- C'est toujours ça ! Elle sera chassée par les loups ou dévorée par un renard...
- Impossible ! dirent encore les autres. Devant elle, les loups deviennent des agneaux et
les renards des petits chiens innocents.
- Il ne nous reste qu'une solution : c'est de la rendre comme nous ! décida alors la
sorcière obstinée.
- Cela aussi, nous l'avons essayé, mais sa beauté résiste à tout. Même affublée
d'oripeaux, elle ressemble à une reine.
- Je ne parle pas de son apparence, mais de son coeur... Toutes les jeunes filles
finissent par s'ennuyer dans la montagne lorsqu'elles y gardent longtemps leurs troupeaux.
Invitons-la à notre bal. Son envie de danser sera plus forte que sa sagesse. Alors, nous
en ferons notre jouet...
- Bonne idée ! s'écrièrent toutes les sorcières. Et elles se mirent à comploter.
Peu de temps après, Marion soupirait en
surveillant ses bêtes :
- La montagne est jolie et le ciel est bien bleu... mais je m'ennuie un petit peu !
Vivement la fête du village ! Nous y danserons tous autour d'un grand feu la farandole et
la tarentelle...
Aussitôt, elle vit apparaître une vieille femme qui s'adressa à elle en ces termes :
- Je te comprends, petite ! Moi aussi lorsque j'avais ton âge, j'aimais danser et
m'amuser avec les autres filles et les autres garçons. Mais j'étais également obligée
de garder mes moutons, tout au long de la belle saison... Si tu veux, je peux te remplacer
cette nuit. On m'a dit qu'un bal se tenait à quelques lieues de là sur une berge de la
Roya. Au matin, ni vu ni connu, tu reviendras ici et personne ne s'en sera aperçu.
Tout d'abord, la jeune fille refusa. Mais la vieille insista si bien que Marion,
rassasiée de solitude, finit par se laisser tenter.
Alors, elle se sentit emportée sur le
dos d'un cheval invisible. Elle n'eut même pas le temps de s'en étonner qu'elle se
posait déjà sur un pré où brillaient cent feux de joie. Autour, dansaient des
créatures étranges portant des masques et des foulards. On ne pouvait voir leurs visages
mais leurs rires étaient plus inquiétants que les rafales de vent résonnant dans les
gouffres menant au centre de la terre. Avant qu'elle n'ait pu prononcer un mot, elle fut
entraînée dans une ronde si ardente et si folle qu'elle en oublia ses inquiétudes. Elle
gambada et virevolta toute la nuit sans se poser de questions.
Au matin, les feux s'éteignirent, et Marion constata soudain que les autres danseuses
avaient disparu, ne laissant dans l'herbe que les traces de pas de leurs rondes et
quelques foulards de soie. Les piaffements du cheval invisible la rappelèrent à l'ordre.
Elle grimpa sur la selle de vent et retourna sur le versant où l'attendaient paisiblement
ses bêtes.
Fatiguée, elle fit plusieurs siestes
dans la journée et, quand le soir tomba, elle crut qu'elle avait rêvé tout cela.
- La solitude me rend un peu folle ! se dit-elle. Il est temps que quelqu'un vienne un peu
converser avec moi.
À ce moment, elle aperçut, en contrebas, sur un sentier, un berger qui avançait en
compagnie de son chien. Avant qu'il ne fût parvenu jusqu'à elle, elle entendit la femme
de la veille lui murmurer :
- Veux-tu encore aller danser ?
- Pas ce soir, car j'aurai de la compagnie.
- La compagnie d'un berger du pays qui te racontera des histoires de vaches et de moutons
? Ne vaut-il mieux t'en aller au bal ? Tu t'y es pourtant bien amusée...
Tentée, Marion se dit qu'elle aurait tout le temps de discuter avec ce berger le
lendemain. Et elle se laissa de nouveau emporter par sa fougueuse monture invisible. Quand
elle passa près de lui, le garçon lui cria :
- Où vas-tu ?
Elle ne répondit pas mais, regrettant de l'abandonner à la solitude qu'elle fuyait
ainsi, dans un subit élan, elle l'emporta en croupe de son cheval de vent.
Tous deux se posèrent dans le pré où brillaient cette fois mille feux. Les étranges
créatures masquées les accueillirent et les entraînèrent dans une danse effrénée.
Marion gambada et virevolta si bien qu'au matin, elle fut surprise de ne voir à nouveau
que les traces des rondes folles et les foulards gisant dans l'herbe. Elle appela le
berger, car son cheval piaffait déjà.
- Vincent !
Mais il ne répondit pas car, lui aussi, avait disparu. Alors, elle rentra seule et, si
elle n'avait retrouvé le chien de Vincent reposant auprès de ses bêtes, elle aurait à
nouveau pensé qu'elle avait rêvé tout cela.
Peu avant la tombée du jour, elle aperçut en contrebas, sur le sentier, un voyageur qui
cheminait et qui lui cria :
- Tu es Marion ? Dans ton village, où je suis passé, on s'inquiète de savoir si tu as
vu un certain Vincent qui était monté te rejoindre...
Marion n'eut pas le temps de prononcer un mot qu'elle entendit la vieille chuchoter :
- Ne réponds pas ! Ce voyageur n'est peut-être qu'un brigand qui veut savoir si tu es
seule...
Soudain pressée, la jeune fille enfourcha son cheval de vent. Lorsqu'elle passa près du
voyageur, celui-ci hurla :
- Où vas-tu ? Tout le village s'inquiète pour toi et pour Vincent qui n'est pas rentré
et qu'on attendait pour dîner.
Prise de remords, Marion l'emporta en croupe de sa monture. Ils atterrirent dans le pré
où brûlaient cette fois dix mille feux. Les créatures maléfiques les accueillirent et
les entraînèrent dans une farandole endiablée. Marion gambada et virevolta si bien
qu'au matin, elle ne vit encore que l'herbe foulée et les foulards abandonnés. Mais de
voyageur, nulle trace. Et elle rejoignit son troupeau, au grand galop.
Le lendemain, en contrebas, sur le
sentier, elle vit arriver Hippolyte, le plus beau garçon du village. Émue, elle resserra
sa ceinture et déplissa ses jupons, afin de l'accueillir, quand elle entendit une voix
chuchoter :
- Viens donc au bal !
- Non, répondit la jeune fille. Cette fois, je préfère rester ici avec l'ami qui vient
me voir.
Furieuse, Rase-Mottes l'obligea à grimper sur le cheval de vent qu'elle fouetta pour le
faire avancer plus vite. Lorsqu'elle passa près du jeune homme, Marion cria :
- Au secours ! Je ne veux pas être entraînée vers les feux de ce bal maudit où mes
cavaliers disparaissent à la fin de chaque nuit...
Bravement, Hippolyte s'accrocha à la crinière invisible de la monture et fut emporté
avec elle. Tous deux atterrirent dans le pré où brillaient cette fois cent mille feux de
joie. Les sorcières les y accueillirent et entraînèrent Hippolyte dans une ronde
infernale tandis que certaines d'entre elles ligotaient Marion sur une souche de bois
mort.
- Arrêtez ! hurla la bergère. Je ne veux pas que ce garçon-là disparaisse. Si vous lui
laissez la vie, je vous vendrai mon âme pour l'éternité. Les êtres démoniaques
ricanèrent :
- Nous n'en demandons pas tant !
Mais Rase-Mottes intervint :
- Ce garçon me plaît aussi. Et je te propose un marché. Je vais te détacher et
t'envoyer danser, là-haut, au bord des précipices, sur la crête la plus escarpée. Si
tu tombes, Hippolyte est à moi. Si tu parviens à virevolter sur ces rochers pointus,
jusqu'au moment où la dernière étoile s'éteindra dans le ciel, il sera à toi pour la
vie, et vous pourrez redescendre ensemble au village sur les ailes de mon cheval de vent.
- Marché conclu ! accepta Marion.
Et elle grimpa sur la crête où elle se mit à danser. Elle gambada sur les rochers sans
prendre garde aux pointes qui déchiraient ses pieds. Elle virevolta sur les sommets sous
les rayons de la lune... En bas, les habitants du village, attirés par les sons d'une
musique étrange, sortirent scruter la nuit et l'aperçurent. Épouvantés, ils la
contemplèrent longtemps, tournoyant au bord du vide.
Quand la dernière étoile s'éteignit dans le ciel, une pluie de gouttelettes de sang
tomba sur le village. Un âne gris en fut tout trempé et devint rouge comme un diable.
Furieux, les habitants de la région accueillirent Marion et Hippolyte qui descendaient
des hauteurs sur les ailes d'un cheval invisible. La jeune fille ne pouvait plus marcher
et on la transporta sur un lit de fleurs où des femmes lavèrent ses plaies tandis que
des bergers robustes partaient à la recherche de la sorcière maudite. Hippolyte la
trouva le premier. Rase-Mottes lui cria :
- Mon amour ! Laisse-moi t'épouser... Tu passeras ta vie au bal, dorloté par mes
sorcières-servantes qui seront à tes petits soins...
Mais le jeune homme la fit monter sur un chariot attelé à l'âne sanglant qu'il fouetta
si vigoureusement qu'il partit au triple galop de l'autre côté de la frontière,
jusqu'au fin fond de l'Italie.
Quelque temps après, Hippolyte épousa
Marion. La noce fut joyeuse et l'on y dansa plusieurs jours et plusieurs nuits autour de
tant de feux de joie que personne ne pouvait les compter. Les jeunes gens s'installèrent
dans une maison où ils élevèrent des troupeaux de vaches, de brebis et de moutons,
ainsi qu'une ribambelle d'enfants aux cheveux blonds comme le miel et aux yeux de nuit
profonde.
Des années plus tard, une louve à
l'oeil sanglant rôda autour de leur ferme. Elle s'approcha des enfants devenus assez
grands pour avoir envie de danser au bal. Elle leur sourit de ses crocs monstrueux et dit
:
- Vous êtes bien seuls ici ! Voulez-vous venir avec moi ? Je connais une berge, au bord
de la Roya, où l'on s'amuse toute la nuit...
Mais Hippolyte sortit de la maison et la tua d'un coup de fusil.
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