Malgré le soleil qui les enlumine
et les parfums qui les embaument, toutes les histoires de chez nous ne finissent pas
forcément bien. C'est le cas d'un conte qui sort des entrailles de la terre, du côté
des Baux-de-Provence. On ne sait pas au juste si la mystérieuse chèvre d'or dont il y
est question est source de joie ou de peine, de fortune ou d'infortune. C'était au temps où les Maures venaient juste
d'être chassés de nos terres. L'un d'entre eux, venu d'Espagne, avait tenté de
s'emparer des Baux. Mais il avait eu fort à faire avec les habitants du coin et finit par
être vaincu. Il se nommait Abd al-Rhaman et emportait dans sa fuite un fabuleux butin
fait d'argent, d'or, de pierreries et de mille autres richesses. Décampant en compagnie
de son dernier serviteur fidèle, il cherchait à mettre son trésor à l'abri afin
d'alléger sa monture. Son cheval essoufflé grimpait péniblement une pente escarpée et
le seigneur maure estimait qu'il valait mieux rentrer chez lui le plus vite possible et
revenir plus tard retrouver son magot. Mais voilà : aucune cachette ne lui paraissait
assez sûre ! Il avait bien repéré quelques arbres creux, quelques niches dans les
rochers, mais il craignait les brigands, les chiens et même les enfants qui risquaient de
découvrir son magot avant qu'il ne revînt le prendre. Pénétrant dans le Val d'enfer,
il aperçut l'entrée d'une grotte que les habitants alentour appelaient « le Trou des
fées ». Elle lui parut assez profonde pour receler un recoin obscur où mettre son
trésor à l'abri des convoitises. Son serviteur le mit en garde :
- Seigneur, j'ai entendu parler de ce puits par les indigènes. Ils disent qu'il mène
jusque dans les profondeurs de la terre et que personne encore n'a su en revenir.
Le seigneur éclata de rire :
- Balivernes ! Si cette caverne est aussi profonde et maudite qu'on le dit, tant mieux !
Aucun curieux n'osera y pénétrer et ma fortune y sera hors de portée des curieux.
Voyant que son valet n'était pas rassuré, le guerrier avisa un petit troupeau de
chèvres qui gambadaient sans surveillance sur un pré en espaliers. Il descendit de
cheval, choisit parmi elles une petite chèvre blanche et la poussa devant lui à
l'entrée de la grotte en disant à son serviteur :
- Cet animal agile me montrera le chemin. Là où il parviendra à passer, je suis sûr
que je passerai !
Et, abandonnant son fidèle compagnon, il s'engagea dans le couloir obscur. Ses pas
résonnaient contre les parois de pierre. Bientôt, il arriva dans une sorte d'antichambre
où il fut assailli par une armée de chauves-souris. Elles s'accrochèrent à son turban,
à ses vêtements et tentèrent de lui crever les yeux.
- Arrière, mouches de l'enfer ! hurla le seigneur en agitant son sabre, coupant les ailes
de l'une, la tête d'une autre, les pattes d'une troisième...
Mais les diablesses volantes pullulaient. Il avait beau se démener et les exterminer par
dizaines, il en revenait des centaines. Il finit par baisser les bras et, le poussant et
le piquant du bout de leur nez, les mammifères ailés le conduisirent jusqu'à un antre
éclairé de torches où vivait la sorcière Tavèn qu'on appelait aussi « la masco ».
C'était une femme dont on ne voyait pas le visage, caché par une sorte de halo de brume
grise où flottaient des formes imprécises de squelettes, de serpents, de loups au regard
rouge...
- Entre, mon fils ! fit l'étrange créature d'une voix sépulcrale.
- Dites d'abord à ces bestioles de me laisser en paix ! exigea le guerrier.
- Ratepenades, éloignez-vous ! ordonna la sorcière.
Et les chauves-souris s'éloignèrent dans de bruyants battements d'ailes.
- Que viens-tu faire ici ? demanda la magicienne à son visiteur.
Ne voulant pas dévoiler la présence de son trésor dans les sacs camouflés sous son
manteau, Abd al-Rhaman mentit :
- Je me suis égaré dans ce labyrinthe et je cherche à en sortir.
- Nul ici ne peut revenir en arrière ! déclara la masco. Toi et ta chèvre, vous devrez
aller plus avant sans craindre d'affronter les maléfices et les dangers que vous
rencontrerez sous vos pas. Pour cela, vous devrez traverser le voile de songes dont je
suis entourée. Et vous risquez de ne pas en sortir vivants.
De son doigt crochu, elle indiqua une direction. Abd al-Rhaman y poussa sa chèvre et la
suivit. Ce faisant, ils pénétrèrent tous deux dans le voile de la sorcière. Le Maure y
aperçut un trou devant lequel sept chats montaient la garde. Il y entra et découvrit une
nouvelle pièce où la masco préparait ses philtres. Derrière lui, il sentit le souffle
fétide de l'étrange créature et se retourna. Elle lui tendait trois fioles contenant
chacune un liquide. L'une était en forme de fleur, l'autre en forme de boule blanche, la
dernière en forme de croc.
- Ni ta force, ni ton sabre ne pourront te servir contre les ennemis de l'ombre, dit-elle.
Or, tu es vaillant, courageux, et je n'aime pas que les combats soient à ce point perdus
d'avance. Tu devras te fier à l'instinct de cet animal pour choisir ta route et affronter
les créatures que tu y rencontreras. Je ne peux rien faire d'autre pour toi que de
t'armer de mes poisons et de mes élixirs magiques... Va ! Et... bonne chance !
La chèvre frappa du sabot contre le sol. Devant elle s'ouvraient deux goulets. La
sorcière reprit la parole :
- Le seuil de celui de droite s'appelle le pas de l'agneau noir. Il mène à la caverne de
la chauche-vieille. C'est là que s'agite mon cauchemar le plus horrible. Tu devras t'y
battre contre les monstres qui me hantent. Au fond, tu déboucheras dans le cul-de-sac de
l'exorcisme. Tu peux y être délivré de mes songes par une séance de magie noire. Mais
l'épreuve est si rude que tu risques d'y perdre le corps et l'esprit. Si ta chèvre
choisit le couloir de gauche...
Avant même qu'elle n'eût le temps de poursuivre, l'animal s'engagea dans le passage de
gauche et Abd al-Rhaman dut lui emboîter le pas sans savoir où il conduisait. Il marcha
dans un corridor d'au moins quarante mètres avant de pénétrer dans une chambre où
poussait une immense mandragore. La plante fabuleuse avait silhouette et visage humains.
Tendant vers l'intrus ses doigts interminables, elle l'emprisonna et tenta de l'étouffer
entre ses dix bras mouvants. Choisissant en hâte de déboucher la fiole en forme de
fleur, le Maure en jeta quelques gouttes sur la plante qui, aussitôt, relâcha son
étreinte, se flétrissant et rabougrissant à vue d'oeil. Le seigneur en profita pour se
dégager et se sauver avec sa chèvre dans un autre corridor étroit.
Après avoir glissé sur les marches d'un escalier vertigineux, ils aboutirent dans une
cave peuplée de fantômes. Au coeur des ténèbres humides, ils aperçurent leurs robes
transparentes et écoutèrent monter de leurs gorges invisibles leurs gémissements
maléfiques. Abd al-Rhaman choisit de déboucher la fiole en forme de boule blanche et
aspergea les revenants d'élixir glacé. Aussitôt, les silhouettes pâles se dissipèrent
et les visiteurs purent avancer encore dans le sombre labyrinthe. Ils hésitèrent à bien
des croisements. Ils se heurtèrent à des murailles infranchissables et faillirent
sombrer dans des gouffres sans fond avant d'apercevoir enfin une lueur.
- Le soleil ! s'écria le Maure. Nous approchons de la sortie... Il se précipita, mais la
chèvre refusa d'avancer et se tint prudemment en arrière.
- Allons, petite bête ! Ne m'oblige pas à t'abandonner ici... Reviens avec moi au grand
jour. Tant pis pour mon trésor ! Je lui trouverai bien une autre cachette.
Il avança à grands pas et la chèvre le suivit à petits bonds hésitants. Parvenu dans
une vaste pièce éclairée par une lueur rouge provenant de l'arrière d'un rocher, Abd
al-Rhaman s'exclama :
- Voilà l'endroit parfait pour cacher mon butin ! Ensuite, nous sortirons, guidés par la
lumière.
Il entassa les pièces d'or, les bijoux d'argent, les pierreries et les autres richesses
dans un coin. Quand il eut fini, il se retourna et se trouva nez à nez avec une immense
bête noire aux canines luisantes comme des lames d'acier, aux yeux incandescents comme un
coucher de soleil. Comprenant qu'il s'était trompé et qu'il avait pris ce regard pour la
lumière du jour, le Maure chercha la fiole en forme de croc. Mais il l'avait fait tomber
en ouvrant son manteau pour en sortir les sacs où il transportait son trésor.
N'écoutant que son courage, il saisit à nouveau son sabre et engagea avec le monstre un
combat mortel. La bête rugit si fort que les murs de la caverne s'effritèrent et que la
petite chèvre s'empressa de trouver refuge dans une fissure du roc. Longtemps, le
guerrier et l'horrible animal s'affrontèrent. Abd al-Rhaman donna bien des coups de sa
lame, mais aucun ne fut assez meurtrier pour vaincre le monstre. Chaque fois qu'il lui
coupait une oreille, ou lui transperçait une épaule, l'animal poussait des cris dont les
échos vibraient jusque dans les entrailles de la terre et jusqu'au dehors, où le patient
serviteur attendait toujours son maître. La bataille fit rage jusqu'à la nuit. Quand la
première étoile s'alluma dans le ciel des Baux, un grand silence s'établit. Le sol
cessa de trembler sous les assauts du combat. Les pierres cessèrent de rouler le long des
pentes. La poussière cessa de s'élever des fentes du sol. Quand la lune brilla de tout
l'éclat de son croissant recourbé comme le sabre d'un guerrier, le compagnon d'Abd
al-Rhaman vit surgir d'un rocher brisé la petite chèvre couverte de poudre d'or.
N'apercevant pas son maître, l'humble valet attendit encore. Mais en vain... Et il
comprit enfin que l'animal avait seul survécu au carnage qui avait dû se dérouler dans
ces souterrains de Provence, ne ramenant à la surface que la poussière du trésor
malmené par les coups de lame et de griffes.
Préférant abandonner le reste des richesses aux forces obscures qui régnaient dans les
profondeurs, le Maure sauta sur son cheval et s'en fut au galop. Il fut hébergé en
chemin par un vieux berger compatissant à qui il conta l'aventure. Puis il rejoignit la
côte où il prit le premier navire en partance pour l'Espagne.
Seule, la chèvre d'or continua à errer autour du Trou des fées et dans le Val d'enfer.
Des pâtres l'aperçurent parfois. Ceux qui la suivirent ne revinrent jamais de leur
voyage au centre de la terre. Instruits de l'histoire par le vieux berger, les habitants
des Baux commencèrent à la regarder avec crainte et avec envie, redoutant les démons et
convoitant le trésor du Maure. Ils virent quelquefois le petit animal devenu légendaire
lécher les murs de salpêtre aux environs de Baumanière. Mais aucun n'eut le courage de
courir dans sa direction quand elle s'en retourna vers le vallon, effaçant ses traces à
coups de sabots furieux afin que nul ne pût la suivre.
Peut-être la rencontrerez-vous aussi, au détour d'un sentier, sur les pentes escarpées
des collines. Si vous êtes sensibles, craignez-la ! Car elle vous entraînera dans le
monde magique qui règne sous les terres de Provence. Mais si vous êtes brave, elle vous
conduira sans doute jusqu'au trésor enfoui sous ces mêmes terres depuis maintes
mémoires de bergers.
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